Que fait-on lorsqu’on a réussi à conquérir la critique, le public et les cérémonies il y a plus de 3 ans et qu’on continue de tracer sa route d’auteur dans un paysage Hollywoodien ou le public semble de moins en moins réceptif aux films indépendants ou de grand cinéastes modernes (les échecs commerciaux et successifs de West Side Story et Matrix Ressurections ainsi que celui du magnifique Licorice Pizza de Paul Thomas Anderson qui se prononcent ne sont pas des plus réjouissants) ? Selon Guillermo Del Toro, on peut continuer à exceller dans ce qui nous a mener à la réussite, ou, comme ici : prendre à contrepied son public sans renoncer à faire de la proposition en y allant de son petit commentaire méta, et avec une bonne paire sous la ceinture pour mettre le fantastique au placard pendant 2h30.
L’auteur des reconnus Hellboy 1 et 2, du Labyrinthe de Pan, et de La Forme de l’eau va partir d’un cadre en apparence familier durant sa première heure en suivant un vagabond mutique au premier abord, au look familier des héros du film noir que n’auraient pas renié divers classiques du genre comme Assurance sur la mort ou Boulevard du Crépuscule dans les 40’s et 50’s, qui va se retrouver dans un milieu forain parfaitement adapté à toutes les dérives fantastiques de base et aux marginaux qu’affectionnent originellement Guillermo Del Toro.
Le décor est des plus familiers avec un clin d’œil remarqué au fameux Freak : la monstrueuse parade de Ted Browning. Mais là où il se démarque, c’est que Del Toro le met en scène tel les coulisses d’une foire ou tout n’est que duperie, mise en scène longuement orchestré, manipulation douteuse et vente de rêve et d’illusion le temps d’un spectacle. Cependant ça n’est pas avec condescendance ni avec dénonciation qu’il aborde cette troupe, mais avec une certaine affection pour ces artistes dont le faux est avant tout source de divertissement (le numéro de voyante avec ses trucages cachés au public et ses astuces de lecture à froid), sauf avec les méthodes les plus abjects
(le fameux freak show et son orchestration dans l’ombre faisant office de foreshadowing).
Les personnages les plus démonstratifs de ce cas de figure sont sans aucun doute la voyante Zeena et le faux télépathe alcoolique Pete : premier véritable contact pour Stanton Carlisle et par les yeux de qui on va dresser un peu plus le portrait de cet homme à tout faire fraîchement arrivé au sein du cirque dont notre rapport sera plus conflictuel qu’autre chose.
Traité comme un spectateur dans un premier temps, témoin du quotidien douteux et même branlant d’un cirque survivant tant bien que mal, par moment consultant et de bon conseil, Del Toro prend son temps pour développer ses rapports qu’il soit de nature précoce (sa romance avec Molly), ou de nature paternel voire maître/élève par ses liens de sang ou les enseignements de Pete sur la fausse télépathie. Bien qu’il ne se retrouve pas moins influencé par des méthodes plus crasseuses (l’homme-bête) mais qu’il lui manque peut-être un quelque chose plus caractéristique pour qu’il s’impose totalement dans cette première heure.
On sent Del Toro plus investi dans son esthétique, l’aspect scénique de la chose et son portrait du monde forain s’approchant du déclin avec une volonté de rester épuré quant aux acteurs de ce monde qu’ils soient internes (Bruno joué par Ron Perlman, le Major, le chef forain campé par Willem Dafoe) ou externes (Stan justement). Avec Dan Lautsen mettant l’accent sur des couleurs très froides mais toujours connecté au réel avec un aspect désargenté dans son clair/obscur niveau lumière durant la première heure, mais Stan n’est pas tant un personnage remarqué par sa richesse d’écriture que pour son opportunisme et son ambition naissante, alors que sa complexité paternelle ou l’impact n’est pas aussi frappante que voulue. Je me demande même si il n’est plus à voir comme une projection d’une facette de Del Toro comme future prestidigitateur et menteur au nom du spectacle quitte à aller trop loin dans son domaine de prédilection.
Néanmoins il tient très bien la barre grâce à une personne : son interprète Bradley Cooper, classieux et élégant dans sa performance, qui a fait un sacré chemin depuis la trilogie Very Bad Trip et continue de démontrer à quel point il peut être une vraie bête de présence difficilement prévisible sur le grand écran dans un rôle sombre comme celui-ci. En plus d’être entourée par une belle pléiade de second rôle, Toni Collette et l’innocente Rooney Mara en priorité chacun et chacun très bien dirigé et impliqué.
La deuxième heure sera peut-être celle qui perturbera le plus les spectateurs quant à sa direction : l’éclairage et la photographie supervisées par Dan Lautsen évoluent et les airs de film noir prend une forme complète avec cette colorimétrie plus portée sur le luxe et l’or (Del Toro met souvent un point d’honneur à donner du sens à la couleur dans ses films) et qui influe sur l’état d’esprit de Stan désormais passé maître dans l’art de la fausse télépathie. La bête n’est pas à visage animale mais à hauteur d’homme quand celui-ci se croit puissant et confond le monde d’où il est venu avec celui dans lequel il prend place.
Toujours axé sur un rythme lent mais progressif, Del Toro explore le don de charlatanisme de Stan avec un œil non pas avec cynisme mais plus avec une forme de pitié qui lorgne lentement vers le pathétisme et un fatalisme de plus en plus remarqué. Sa rencontre avec la psychologue campée par une Cate Blanchett toxique et savoureuse à souhait en est le signe ne serait-ce qu’avec son cabinet et la domination d’un jaune lunaire annonciateur de l’état d’esprit des deux futurs complices. Une pièce mise en image qui devient particulièrement ironique quand elle devient le lieu de rassemblement des seules vérités qui sortent de la bouche d’un des deux escrocs.
Et si l’attention reste toujours de mise, c’est parce que Del Toro prend toujours un soin attentif à partir d’un point vers un autre avec sa caméra sans coupe, et à limiter le plan-plan qu’avec des éléments narratifs qui contribuent lentement au tragique du final
(le premier verre que boit Stan depuis son activité de faux médium, le wagon avec les poules qui fait directement écho à celui mangé à pleine dent par l’homme bête).
On a droit à ses habituels travellings soigneux comme ses mouvements plus lents et plus sage, et faisant toujours corps avec son environnement et le ton des séquences (le jardin privé de Mr.Grindle notamment).
Mais on n’évite pas les freins aux réjouissances malheureusement, en premier lieu avec une Molly transparente et mise à l’écart bien trop longuement dans cette deuxième heure et que son rôle de boussole morale pour Stan ne se fait pas sentir. Ce qui est dommage et négligent sachant qu’elle est l’unique membre de la troupe à faire acte de présence (les autres membres n’étant que de passage le temps d’une scène et d’une mise en garde pour Stan) et qu’on la retiendra davantage pour son rôle d’actrice dans les mascarades de Stan, alors que Zeena et Lilith Ritter ont une présence bien plus remarquée vis à vis du faux télépathe. Le second point aussi désolant est le manque de dimension dans les compositions de Nathan Johnson, pas mauvaise mais juste bonne à accompagner la scénographie du film au bout du compte. Autant dire qu’en comparaison d’un Alexandre Desplats, de Ramin Djawadi ou Javier Navarrete, on a connu plus inspirés et plus transcendants à la musique dans la filmographie de Del Toro.
La simple contextualisation de la Grande Dépression aux USA et sa reconstitution au début des 40’s en simple toile de fond plutôt que comme un ressort narratif n’est pas si problématique dans le cas ou ils forment un bon habillage. C’est même étrangement pertinent de voir les événements historiques être vu de manière si détaché et externe par les personnages (surtout les plus fortunés et les riches escrocs si éloignés des problèmes du peuple), comme pour nous renvoyer à notre indifférence vis-à-vis de la grande histoire pour revenir sur une plus "petite" à l’échelle humaine.
Elle devient même très pertinente lorsque Stan chute pour de bon de son piédestal et devient la victime de sa propre escroquerie et de son propre goût du risque et de son orgueil. Peut-être de manière trop proche du grotesque
lorsque sa fuite est ruinée par le coup de poignard d’une Blanchett balançant ouvertement un :
"Tu ne trompes personnes, ce sont les gens qui se trompent eux-mêmes."
Comme pour dire que ce sont les spectateurs qui viennent chercher du rêve dans le cinéma et non pas les cinéastes qui trompent le public avec leur "mensonges" ou leurs "tricheries" pour créer ou vendre du rêve.
Nightmare Alley en devient quasiment prémonitoire quand on le replace dans son contexte de sortie : Del Toro a atteint l’aboutissement auprès du public et de la critique en 2017/2018, et si la critique reste assez unanime et ouverte avec son dernier né, le public l’ignore ouvertement comme si son art et ce qu’il touchait n’intéresserait personne (du moins pas la sphère grand public).
Comme ce forain en fin de film avouant ouvertement que la télépathie n’est plus vendeur pour le divertissement,
comme le film noir qui a eu son heure de gloire mais ne prendra hélas pas la place des grosses productions hollywoodienne. Était-ce une prise de risque conscient qu’a pris le cinéaste tout comme Stan qui a voulu aller bien trop loin en faisant croire qu’il pouvait faire parler les âmes de l’au-delà ? Ou bien voulait-il simplement satisfaire un fantasme de réalisateur quitte à tromper son public avec une œuvre qui se détache de son domaine de prédilection ?
Je pense que les deux sont possible et fascinant à étudier. Après tout, Pacific Rim était un énorme fantasme de geek qu’il a voulu concrétiser et mettre en image en réponse à la mise au placard de son blockbuster horrifique des Montagnes Hallucinées, et quand un film peut avoir une lecture méta vis-à-vis de son créateur, même si je me fourvoie peut-être : ça lui donne une importance insoupçonnée comme beaucoup de films souvent mésestimés à leur sortie avant que le temps ne leur accorde parfois la bénédiction du grand public.
Nous verrons ce qu’il en sera ici. Pour ma part, je ne considère pas que Del Toro se soit trahit ou ait trahit sa filmographie en voulant rendre hommage à un genre bien peu mise en valeur de nos jours sur le grand écran, même si ma note peut paraître excédent chez certains pour mes premières impressions.
Désenchanté, audacieux par son refus de céder au fantastique et particulièrement nihiliste dans sa note d’intention mais pas dénué d’affection de la part de Guillermo Del Toro pour son bonimenteur et les figures qu’ils côtoient, Nightmare Alley est loin d’être aussi anecdotique que le présuppose certains et il témoigne quand même d’une maîtrise des codes mise en image dans ce qui prendra une tournure de farce tragique face à laquelle l’unique réaction qui s’offrira aux malheureux sera d’en rire. Rire face à la vie, de ses propres faiblesses, de ses erreurs quitte à sombrer dans un trou duquel on n’en ressortira probablement jamais.