Voir le film

Le fait que Guillermo del Toro s’intéresse au monde des attractions foraines pour son nouveau projet ne surprendra pas grand monde : cet amateur de l’illusion et des frayeurs en tout genre ne peut que voir un potentiel visuel fertile dans un univers où l’expressionisme, la surenchère et les bonimenteurs font loi. Assorti d’un budget confortable, Nightmare Alley lui permet donc un travail solide de reconstitution pour explorer une foire des années 40 dans laquelle un nouveau venu va s’initier aux coulisses du métier.


La véritable surprise viendra premièrement de la relative sagesse avec laquelle le cinéaste aux sympathies baroques va appréhender le milieu. La direction artistique n’abuse pas des filtres, et la part belle est faite aux matières et une esthétique agréablement vintage (comme des fermetures à l’iris) dans un univers dont on dévoile l’arrière-boutique, dans la pénibilité des tâches pour démonter et établir les tentes et faire tenir un jeu d’illusion consistant le plus souvent à arnaquer le public. Del Toro prend son temps pour donner vie à son décor et la galerie de personnages qui le compose, sans jamais déroger aux attendus en termes de tempo : l’efficacité narrative s’épaissit d’une incarnation convaincante, et le discours proposé distille une noirceur dont on sait qu’elle va engluer tous les enjeux à venir. Car la fascination pour le surnaturel cède très vite le pas aux crapuleuses recettes de l’ombre, et le spectacle est présenté comme un abus de confiance pour une audience qui ne semble même pas avoir les moyens de consentir ou non au jeu. « People are desperate to tell you who they are », indique-t-on à l’apprenti medium, qui ne se fera pas prier pour exploiter le filon.


La deuxième partie change de décor, mais pas d’atmosphère. Aux roulottes crasseuses sous les intempéries succèdent les hôtels et bureaux cossus de la grande ville : le succès rigidifie les personnages, les costumes et les postures, et voit la jolie brune concurrencée par une blonde engoncée dans les codes de la femme fatale.


L’inévitable rise and fall sera malheureusement autant fatal au personnage qu’au récit lui-même. Alors que certains plans un peu redondants révélaient, dès le prologue, un passé traumatique à exploiter, la narration ne va cesser de grossir le trait à mesure qu’elle resserre les liens du tragique. Deux caisses colorées pour l’alcool, un jeu de tarot prophétique, une chaise électrique au funeste présage, un crétin qu’on voit venir à des kilomètres pourraient certes être acceptés comme autant d’éléments d’un conte – une bienveillance qu’on avait déjà exigé pour le lourdingue La Forme de l’eau. Mais les figures elles-mêmes perdent de leur complexité, et la dernière demi-heure vire à un grand guignol qui n’est pas seulement dû à l’escroquerie que cherche à monter le protagoniste.


Les parallèles s’arrêtent pourtant là : Del Toro n’est pas un camelot comme son personnage, et son esthétique, sa gestion du rythme et le courage avec lequel il prenait son temps attestent d’une sincérité dans l’empathie qu’il construit avec ses personnages. Son problème réside davantage dans la confiance qu’il attribue à son public, à qui, selon lui, on doit systématiquement prendre la main : sur ce point, il semble avoir pour lui la même estime que les bonimenteurs qu’il dénonce.


(6.5/10)

Sergent_Pepper
6
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Les meilleurs films sur la magie, Vu en 2022 et Vu en salle 2022

Créée

le 19 janv. 2022

Critique lue 5.1K fois

102 j'aime

7 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 5.1K fois

102
7

D'autres avis sur Nightmare Alley

Nightmare Alley
RedArrow
9

"Je suis né pour ça."

Les premières minutes que l'on passe à parcourir cette "Nightmare Alley" ont beau nous montrer explicitement la fuite d'un homme devant un passé qu'il a cherché à réduire en cendres, le personnage de...

le 19 janv. 2022

76 j'aime

16

Nightmare Alley
Plume231
4

Freaks!

Je n'ai pas lu le roman original de William Lindsay Gresham duquel ce film de del Toro est adapté. Par contre, j'ai vu la version antérieure de 1947 d'Edmund Goulding. Ce qui fait que j'en profite...

le 19 janv. 2022

75 j'aime

18

Nightmare Alley
Behind_the_Mask
8

C'est moi le monstre

Le masqué, il attend chaque nouvel opus de Guillermo Del Toro avec ardeur et impatience. Souvenez-vous qu'en 2017, il couinait comme une jouvencelle de ne pas pouvoir aller dans son cinéma fétiche...

le 19 janv. 2022

43 j'aime

8

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

774 j'aime

107

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

715 j'aime

55

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

618 j'aime

53