Il m'a toujours frappé que le sempiternel débat, c'est à dire le dialogue de sourds, qu'engage à coup sûr la question ô combien actuelle: "Peut-on rire de tout?" ; que ce débat avait l'usage de se conclure par l'économe formule de Desproges --"On peut rire de tout mais pas avec n'importe qui" pour les miraculés qui auraient échappé au slogan. Le même Desproges qui invente/ritualise dans l'extrait vidéo en question, où il parle de son sketch sur les juifs et d'Anne Sinclair, l'expression, reprise depuis elle aussi ad nauseam, du "3e degré" -et par extension du n-ième, allons-y, c'est "la porte ouverte à toutes les fenêtres ©".
Les ayatollahs du rire, quand ils ne s'en prétendent pas même oulémas, en usent et abusent à tort (tord ? si les éventuels commentateurs veulent bien m'aider à trancher) et à travers.
Astier, Rollin, et Dieudonné sont chroniquement convoqués, on nous explique que quand même, si vous rigolez pas en les écoutant, si vous émettez la moindre réserve à la moindre de leurs blagues, c'est quand même que quelque part dans votre orifice à caca y a un balai de planté, et qu'on-peut-plus-rien-dire-à-cause-de-cette-fichue-pensée-unique-regarde-zemmour-et-polony-et-naulleau-comment-qu'y-sont-muselés-par-les-merdias.
Apparté : Je me sens malheureusement obligé (pour couper court aux velléités d'accusation de fermeture d'esprit) de rappeler à ce stade que j'apprécie, parfois beaucoup, l'humour des Astier (Chante-Sloubi c'est presque du niveau des Monty-Python, et Hero Corp y a incontestablement des trouvailles), de Dieudo (même sa période solo, les pygmées, le cancer, le conseil de discipline, le bureau des plaintes de l'anthropocène...), voire, mais à petite dose, en fond sonore avant la sieste, de Rollin (les codes de Carte Bleue c'était marrant je crois...et c'est les mêmes qui se plaignent que Gad Elmaleh fasse des sketchs sur les stations de sports d'hiver...passons).
Bref, de manière générale, je suis souvent étonné de l'assentiment général donné à ce verdict qu'il n'y aurait pas, pour paraphraser mes dieux de la rigolade à moi, "le bon et le mauvais humour", mais bien plutôt "le bon et le mauvais public". Charline Vanhoenecker elle-même, qui anime quoi qu'on en dise, l'émission la plus drôle de France à l'heure actuelle (c'est dire l'état d'urgence de l'humour dans le Paf...Heureusement y a YouTube, mais là c'est vraiment chacun son marché, autant de sons de cloche que d'intervenants, bonjour la cacophonie...) se range benoîtement au mantra du Boss de l'humour, allant pour répondre à la question, jusqu'à dire dans une tentative assez gênante de jeunisme: "Nan mais Desproges il a plié l'game y a trente ans les amis! [Donc steuplé parle à ma main !]". (En même temps la vidéo en question est tournée par Brut, y a pas forcément à en attendre grand chose...)
En tout cas personnellement, quoique je me considère bon public(comme pour la modestie, ou l'intelligence, ou des tas d'autres choses d'ailleurs, il faut pas oublier de se référer souvent au jugement des autres pour s'assurer qu'on l'est resté), et que je m'efforce de ne surtout pas bouder mon plaisir -c'est alors le début du snobisme, et en la matière, qui snobe un œuf snobe un boeuf- je ne parviens pas à rire, non pas de tout, ça aucun problème, mais à tout, et notez qu'au delà de l'astuce grammaticale, il y a tout de même une différence.
On s'aperçoit alors bien vite que l'humour n'est, comme souvent, pas tant un problème de sujet et d'objet (il l'est quand même à la marge) que de manière et d'occasion.
C'est à dire qu'à la question omégalphique (si vous me permettez cette barbarité) de l'humour, la réponse n'est pas tant: " (pas) de tout, (pas) avec n'importe qui" que: "pas n'importe comment, pas n'importe quand" (ou plus exactement: "si n'importe comment, alors pas n'importe quand; si n'importe quand, alors pas n'importe comment").
Mais assez de ce verbiage, voyons plutôt comment et pourquoi il me semble que Lubitsch propose avec sa Ninotchka une réponse, toute personnelle, si touchante et tendre, classique à jamais mais jamais scolaire, à cette épineuse et non moins évitable interrogation:
D'abord, un contexte d'opposition idéologique frontale (de type Capitalisme/Communisme, Ouest/Est, Huxley/Orwell, bref, pour les XXIèmistes que nous sommes, du cuit, recuit, et re cui cui). Les jalons sont posés, et si la lecture de Lubitsch sur le sujet peut avoir eu quelque chose d'original à l'époque, ce n'est plus trop le cas aujourd'hui. D'ailleurs Lubitsch, suivant sans doute en cela sa judéité, doit considérer que l'usure, c'est très bon pour les affaires (il fut lui-même comptable dans sa jeunesse, après que son père l'ait trouvé trop catastrophique comme tailleur), et son parti est dès lors pris, contre le tout collectif, pour le tout commercial (parti par ailleurs assez consensuel, ce qui est fort heureux, on nous avait pas vendu Ninotchka comme "Le Captial après 1929" de toute façon). Reste que ce "Choc des Civilisations" est l'occasion de mettre à nu tout en les chauffant à blanc, des tensions latentes; autant dire que l'autoroute de la comédie s'ouvre alors comme par magie: la moindre situation devient prétexte, par le contraste entre les deux interprétations idéologiques, à gag ou calembours (e.g. avec l'employé de gare:
-that's my job
-that's not a job, that's social injustice
-well, it depends on the tip).
Ainsi de Charybde en Scylla, on dégringole sur une cascade de blagues et de traits d'esprit.
Mais, là où la plupart des dramaturges ordinaires se seraient peut-être arrêtés, mijotant plus ou moins adroitement un vaudeville qui finisse par de la moraline quotidienniste (façon Guitry par exemple), Lubitsch porte encore un peu plus loin l'estocade.
En créant un type, un caractère. En l'occurrence, la "mauvaise vivante". Qu'il oppose à son âme soeur, le Dandy, incurable sensuel, hédoniste pathologique, obsédé de l'art de vivre, immanquablement Français.
Mauvaise vivante, Ninotchka en devient par là même exceptionnelle sachante. Experte technicienne (la qualité de la tour Eiffel est évaluée au nombre de marches de ses escaliers), habile réductionniste, ramenant tout problème à l'intérêt qu'y pourrait trouver son peuple, son ton n'est pourtant pas doctoral pour deux sous, jamais elle ne s'écoute parler, quel besoin d'ailleurs, la parole n'étant qu'un véhicule à sens comme un autre, qu'on emprunte comme les transports en commun (collectivisés, ça va de soi), sur un mode purement et strictement utilitaire (s'agirait pas de s'amuser à regarder les visages dans le métro, bandes de vermines bucoliques).
Soit dit en passant, il est assez amusant que, comme par un chiasme ironique très apparent ces dernières années, le "marketing" (science de la langue comme "outil" performant de communication) n'ait désormais plus, ou presque, recours qu'à l'humour pour accrocher le chaland (eh oui, c'est tout de même plus difficile de manipuler une population instruite, n'en déplaise aux alarmistes, persuadés d'assister à l'avènement d'une jeunesse fruste et grossière, alors qu'elle est surtout profondément blasée et cynique, ce qui d'une certaine manière, est beaucoup plus grave).
De fil en aiguille, ce très cher Ernst nous amène au point névralgique de ce qu'on pourrait presque appeler un film à thèse: quelles sont les conditions de possibilité du rire? Et dans l'étude de cas d'école que représente Ninotchka, de quoi est-ce qu'une société ayant placé sa foi en la matière (le matérialisme athée, c'est 2019 avec les goulags et sans les produits financiers dérivés, pour résumer) peut espérer rire?
Réponse de Lubitsch (garantie 100% kosher): de rien, sauf par miracle.
Avec cette merveilleuse scène du café:
Léon (encore un chiasme, un dandy qui porte un prénom de socialiste, un Français qui porte un prénom de Russe) est déterminé: cette fois, son humour décapant, sa jovialité bourgeoise des années folles, aura "raison" de cette rationaliste frigide, et puis zut à la fin, c'est quand même vrai que, lui, c'est un gentleman irrésistiblement viril (en tout cas il en est intimement persuadé, d'ailleurs pas plus tard que la veille au soir, la moitié de Paris faisait l'amour à l'autre, et lui il est resté seul dans son grand appartement vide, la queue entre les jambes, couilles croisées comme dirait Coluche, tout ça à cause de cette pimbêche tendue comme un mini-short Viktoria's Secret).
Bon c'est pas tout ça, mais maintenant faut qu'il se les sorte de la Lune, parce que jusqu'ici elle lui donne quand même du fil à retordre, la Yakushova.
Alors premier assaut, sa blague préférée. Flop intégral.
C'est pas grave on part sur les écossais (c'est un film anglophone, donc avec les belges ça aurait pas marché)...Chou plus blanc que blanc, t'façon, biberonée comme elle est au nouvel (Ecce) Omo, alias El Manifesto, y avait peu d'espoir.
Tiens, et les blagues sur les blondes, ça a fait ses preuves ça!
coup d'œil à la chevelure de Greta Garbo
...mouais, tu pousses le bouchon un peu trop loin Léon...
Soudain, idée lumineuse: son obsession de tout rationaliser, et si on en tirait profit par une blague absurde bien sentie? En plus nous les frenchies on est 'achement bon en humour décalé.
Suit la blague sur le café sans crème.
Rires dans toute la salle, mais comble du désespoir, Ninotchka n'a pas esquissé l'ombre d'un rictus.
...
Et là, littéralement, le coup de grâce: Léon dans un élan bougon de colère ridicule, frappe si fort du poing sur la table que sa chaise en bascule.
Il n'y avait pas pensé (y eût-il pensé, il n'aurait pu le provoquer), la surprise est générale. Les meilleures blagues de Léon ont seulement servi d'amorces pour capter l'attention ennuyée de la moscovite, qui naturellement ne pouvait pas auparavant rire aux gags, puisque non seulement elle n'y prêtait pas garde, mais surtout parce que pour une humaniste radicale comme elle, convaincue de la dignité de l'individu en tous temps et en tous lieux, il s'agirait presque d'un sacrilège.
Ainsi le bon gros Destin bien lourd s'invite avec ses sabots tout crottés dans la Lubitschiade pour venir en aide à deux âmes si opposées et pourtant si semblables, à vrai dire seulement mal polarisées.
Après le coup de grâce, le coup de foudre: où Ninotchka trouve un goût pour l'art de vivre, Léon trouve enfin une raison de vivre.
Les péripéties, en toute nécessité se déploient, entre la Grande Duchesse, puis sort, puis rentrent Ninotchka et les trois camarades au pays natal.
Mais tout est dès ce moment délié, et le reste, sous des dehors rocambolesques -on ouvre des restaurants à travers le monde, on se vole des bijoux inestimables, et puis on se les rend- est frappé du sceau de l'évidence, et du cours des choses.
Un film où, à rebours de la mode des coups de théâtre, des twists et des cliffhangers, la fin se trouve, comme pour la figure le nez, en plein milieu.
Sacré Lubitsch !