« Ça devait arriver », affirme Adèle Haenel en passante sur son vélo, lors de l’une des rares interactions avec l’extérieur.
On devra se contenter de cet unique et lacunaire revendication : en osmose avec son époque, anticipant avec une embarrassante lucidité les attaques de Paris, Nocturama déjoue cependant tout un contexte : d’idéologie, il ne sera point question, (même si l’on peut comprendre que le Festival de Cannes ait été particulièrement mal à l’aise et contraint de l’écarter de la sélection). Le seul lien que l’on pourra faire avec l’actualité, c’est cette question que tous les experts et les médias posent à chaque fois : non pas celle du mobile, mais des conditions qui mènent au radicalisme et au nihilisme.
Bonello ne va pas creuser un contexte ou s’improviser sociologue : en cinéaste, il s’embarque à bord de cette équipée du ravage, et pose sa caméra en autant de constats : voilà ce qu’il y a à voir, et partant, à en dire.
Nocturama est un film sur la maîtrise, ou plutôt son illusion : un thème structurant chez l’esthète Bonello qui ne cesse, film après film, d’affiner sa virtuosité. Après celle de la mode et de la ligne parfaite jusqu’à l’autodestruction dans Saint Laurent, voici qu’il attaque de front ce paradoxe : l’œuvre en question est la destruction, par la mise en place d’attaques coordonnées qui suppose une maîtrise de l’espace et du temps. L’intensément long prologue, dénué de toute parole pendant une bonne demi-heure, dessine un réseau mystérieux où l’on se déplace, on ouvre des portes, on prend le métro, on jette son téléphone dans une atmosphère tendue et anxiogène. Ils sont partout, ils sont coordonnés, ils savent ce qu’ils font au point de paraître pilotés à distance. Les indications de temps, qui de temps à autre reviennent en arrière, insistent sur la simultanéité et font de Paris une proie passive, sur laquelle le cinéaste et ses sbires règnent en despotes.
Car Nocturama est évidemment un film de mise en scène : il en a toujours été question chez Bonello, qu’on investisse les illusions sexuelles d’un bordel dans L’Apollonide ou le monde de la mode. Ostentatoire, glaciale, à la fois en empathie et distanciée par rapport à ses protagonistes, la fluidité de la Steadicam continue impressionne et fascine. Organisé autour de deux axes, le regard est omniscient : dans le mouvement, il poursuit et accompagne, en osmose avec la coordination et l’euphorie mutique des assaillants ; en plan plus fixe, il fige leur réification lors de cette longue dernière partie de huis clos dans un grand magasin. Les architectures sont carcérales, et l’illusion d’un accès à la totalité du monde consommable particulièrement ironique : sans fenêtre, insonorisé, le bâtiment a tout d’un abri antiatomique qui aurait oublié d’être glauque.
La maîtrise change alors de camp : si le cinéaste garde la main, ses protagonistes sont piégés. A partir du moment où ils parlent et révèlent qu’ils n’ont rien à dire, se vautrant dans une attente désœuvrée, conversant davantage avec des mannequins habillés comme eux qu’entre eux, se nourrissant de la naïve illusion de pouvoir, au matin, rentrer chez eux « en se fondant dans la masse ».
De cette manière, le film restera muet, laissant le champ libre à la pleine expression visuelle de Bonello, jusqu’à un formalisme exacerbé : maître de l’espace luxueux des boutiques et du règne glacial des choses, gestionnaire acerbe du temps, distribuant les attentes et des retours temporels de plus en plus ciselés à mesure que la situation dégénère.
Car c’est bien de vanité qu’il s’agit. « Ça devait arriver », certes, mais pour dire quoi ? Si l’on comprend qu’un constat glacial est à faire sur la perdition d’une génération qui dirige vers le néant la force inhérente à sa jeunesse, Bonello prend soin de lui opposer un camp adverse tout aussi mutique : ce magasin, pour commencer, qui dit avec une certaine obscénité à quoi se résume notre monde, mais aussi le silence assourdissant des autorités et les exécutions, sans négociation préalable ni sommation, y compris face à des jeunes désarmés et qui se rendent. D’un mutisme à l’autre, dans le microcosme de notre occident, le silence et la mort l’emportent. Le retour à la normale parachève une démonstration : sous le regard de Bonello, aussi fluide et maîtrisé soit-il, la fin du monde a déjà eu lieu.