Pour ses habitants, Norilsk est une île. Impossible d’y aller par voie terrestre : aucune route n’y mène, et les voies ferrées sont réservées aux transports de minerais. Pour se rendre à Norilsk, il faut prendre l’avion. Cette pseudo-insularité est encore renforcée, dans l’imaginaire des habitants de la ville, par le vocabulaire qu’ils emploient ; ainsi, lorsqu’ils mentionnent le reste du pays, ils parlent du « continent ».
Mais si Norilsk est coupée du monde, c’est par un océan de vide et de froid sibérien. Norilsk est la plus grande ville au monde située au-dessus du cercle polaire arctique, en Sibérie centrale. Les conditions de vie y sont proprement inhumaines. L’hiver dure de septembre à juin, et dans les pires mois les températures descendent allégrement sous les – 50 degrés, voire même – 60. Sans compter la nuit polaire qui recouvre la région plusieurs mois par an.
Du coup, deux questions se posent : pourquoi construire une ville au milieu de nulle part dans cet environnement plus qu’hostile ? Et comment est-il possible d’y vivre ?
La réponse à la première question est simple, mais elle reste taboue à Norilsk. Un des habitants prévient :
« Associer Norilsk au Goulag, cela ne se fait pas »
Et pourtant, avant d’être une ville (presque) normale, Norilsk fut un des camps du Goulag les plus impitoyables. La ville est entourée de montagnes contenant d’importantes réserves de minerais (cuivre, cobalt, nickel, charbon). Pour exploiter ce coffre-fort naturel dans des conditions météorologiques aussi inhumaines, Staline ne trouva qu’une solution : y installer un camp du Goulag. Des centaines de milliers de condamnés aux travaux forcés ont débuté l’exploitation de ces minerais tout en construisant la ville (ce souvenir du camp de travaux forcés reste très ancré dans les mémoires : « tout est construit sur des os », dit un des témoins, tandis que l’on apprend que, dans le langage populaire de la ville, le mot « évasion » désigne tout déménagement visant à quitter Norilsk). Par la suite, dans la période de « déstalinisation » initiée par Khrouchtchev, le camp fut démantelé et l’on fit appel à des volontaires pour venir vivre et travailler loin de tout. Beaucoup y sont allés par idéal, d’autres parce que le gouvernement offrait des avantages à ceux qui acceptaient. Bon an mal an, la population de la ville atteint les 150 000 habitants dans les années 60, puis grimpe jusqu’à 185 000 dans les années 80.
Ces idéal du communisme est encore présent ici. Ou sa nostalgie. Les fresques titanesques sur les immeubles datent des années soviétiques et chantent la gloire des ouvriers pionniers. Un improbable char de l’Armée Rouge trône sur une place et les enfants s’en servent de terrain de jeu. Mais l’époque soviétique survit surtout dans les esprits. « L’idée du communisme était un idéal absolu », déclare un des témoins. C’est cet idéal pionnier, ce sacrifice pour une conception supérieure de l’humanité, qui animait les premiers résidents de Norilsk et dont certains semblent, à demi-mots, regretter la disparition (en cela, ces habitants de Norilsk ne sont guère différents d’une partie conséquente de la population russe actuelle).
D’autant plus que la ville semblait plus vivante à cette époque. Un des habitants signale que « l’approvisionnement était meilleur » et que Norilsk avait alors des lieux culturels inédits pour une ville polaire. Le documentaire est agrémenté d’extraits de films d’époque, qui montrent comment la vie à Norilsk semblait joyeuse (du moins vue à travers le prisme de la propagande soviétique).
Mais, incontestablement, ce monde soviétique est passé, et sur bien des aspects, Norilsk ressemble à une improbable résurgence du passé, un anachronisme de béton, un fossile en train de rouiller sur place. Les immeubles, à l’architecture typiquement soviétique, font presque peur. C’est un monde de grisaille que dévoile la caméra. La grisaille du béton, à peine relevée par des peintures fanées, les interminables avenues presque désertes en ces nuits polaires balayées par le vent glacial, tout semble anachronique, presque irréel. Finalement, la caméra instaure une sorte de caractère mystérieux à la ville.
« Si un homme surmonte cela, il atteint une marche supérieure »
L’énigme qui se trouve peut-être au centre du documentaire, c’est « comment peut-on vivre à Norilsk » ? Rien, ici, ne semble être à mesure d’homme. L’éloignement de tout autre centre urbain, les conditions de vie extrêmes, la nuit polaire, l’urbanisme arrêté il y a 60 ans, la pollution qui atteint des niveaux catastrophiques, les gigantesques usines, les mines, rien ne semble taillé pour l’être humain.
Et pourtant, les habitants semblent avoir « pris racine » ici, selon l’expression employée par une des personnes interrogées. Le premier témoin avoue avoir voulu déménager hors de Norilsk, partir vers le Sud. Finalement, il est revenu en ville et y a fondé une famille. « C’est dur de dire au revoir à la ville ».
Et voilà ce qui nous paraît un paradoxe : la vie existe à Norilsk. Et c’est cette vie que montre le documentaire. Des enfants qui jouent sur la neige, les interminables séances de patins à glace, des hommes qui se mettent dans la peau de chevaliers du Moyen Âge occidental. Si la ville semble figée dans le passé, la vie, elle, ne l’est pas.
Même l’interminable nuit polaire prend, aux yeux de certains habitants, des aspects sympathiques et agréables : « c’est une ambiance plus intime ».
Nous faisons même la rencontre d’un improbable « Apache » du Grand Nord qui dit être ici dans son élément.
Finalement, en passant d’un vestige du communisme à une salle d’entraînement au pole dance, le documentaire ne cesse de créer des contrastes qui posent une question centrale, celle de notre attachement, parfois irraisonné, à un lieu, à un endroit, à une habitation. L’opposition marquée entre les conditions de vie objectivement compliquées et les témoignages des personnes interrogées (qui toutes affirment que la ville possède un charme unique qui les retient en elle) est déstabilisante autant que passionnante. Une voix (la plupart des personnes qui témoignent ne sont pas montrées à l’écran) qualifie même la ville de « nid chaud », ce qui pourrait faire sourire s’il n’y avait là une véritable et profonde sincérité.
Constitué d’un entrelacs de témoignages d’habitants qui parlent de leur quotidien, Norilsk, L’étreinte de glace est un documentaire aussi passionnant qu’intelligent. Second film à ce jour de François-Xavier Destors après Rwanda, surface de réparation, ce film consacre son réalisateur comme un nom à suivre dans le domaine du documentaire.
Article à retrouver sur LeMagDuCiné