Sa vie contre une brioche sucrée - L'enfer froid de Norway of Life

Bienvenue dans un monde où plus rien n’a de saveur. Bienvenue en Dépression, peut-être. Un monde qui ressemblerait en tous points à celui que nous connaissons : les mêmes horaires de bureaux, les mêmes trajets en métro, les mêmes bars du samedi et les mêmes repas entre amis. Sauf qu’ici, toute forme de sentiment a disparu. Ici, un doigt coupé repousse, un homme écrasé par un métro ressuscite, un café n’a pas plus de goût qu’aucun autre aliment, et les individus sont plus inquiétés par la décoration de leur salon que par ce qui menace leur couple.


De ce film, j’ai le souvenir d’un personnage perdu, Andreas. Un homme paumé, dans sa quarantaine, un peu frêle, les cheveux décoiffés, l’air toujours ahuri dans un monde où chacun s’est accoutumé à ne plus ressentir ni sentir. C’est par son regard que l’on découvre cette société. La promesse qui lui est faite pour le restant de sa vie - c’est-à-dire un temps à l’infini, puisque la mort n’existe plus – c’est une vie rythmée par le choix d’un nouveau canapé, la construction d’une nouvelle cuisine, et des dîners tous plus ennuyants les uns que les autres avec des amis qui pourraient finalement n’être qu’une seule et même personne. Andreas, c’est « l’homme gênant » (traduction littérale du titre original) pour une société qui ne connaît ni embûches ni révoltes. Comment en sortir. Qui pour l’aider.


C’est grâce à sa rencontre avec un autre homme, lui aussi rendu fou par le caractère insipide de sa vie, qu’il tentera d’échapper à ce monde froid qui l’aspire. Il y aurait derrière les murs épais de leurs appartements une réalité qui a du goût. Où l’on sert des gâteaux chauds et moelleux dans des cuisines chaleureuses, où des enfants jouent bruyamment, où la musique et les odeurs chatouillent nos sens. C’est ce qu’Andreas et son ami pressentent découvrir par une fente dans le mur par laquelle ils veulent s’échapper, fente qui ressemble à s’y méprendre à l’origine du monde, un vagin dans lequel pénétrer, une chaleur à retrouver. Une métaphore facile, mais qui a le mérite de créer un décalage, un rire nerveux à des spectateurices déjà éprouvé.es par l’absence d’issues pour le personnage principal. Ces deux hommes vont alors mettre toutes leurs forces possibles pour creuser le trou, toucher du bout des doigts une réalité originelle. Sa vie contre une brioche sucrée. Bien sûr, finalement, le mouton noir sera puni, et envoyé dans l’antichambre de l’enfer : un espace toujours plus blanc et froid. Geler en enfer, voilà le sort du dissident. A nous, alors, d’imaginer Andreas comme Jack Torrance, pris par la glace, sans aucune temporalité et pour toujours.


C’est pour la trace que ce film laisse en moi que je l’aime, davantage que pour ses qualités intrinsèques. Il me reste imprimés des décors moins chaleureux les uns que les autres, semblant sortir de catalogues Ikea, jouant de vitres transparentes, d’absence d’intimité, et cette impossibilité à exulter qu’exprime le regard bleu panique d’Andreas. A cela s’ajoute l’humour grinçant d’une société qui, ne connaissant plus le plaisir ou le déplaisir, s’oublie dans l’absurdité de relations qui suivent une direction par défaut. Parce qu’il faut bien. Il y a à la fois du comique à la Jacques Tati dans cet imaginaire futuriste, froid et épuré, dont seul le spectateur et le personnage principal semblent être les témoins conscients, et du tragique décomplexé à la Lars Von Trier, dans cette situation sans issue qui opprime ses personnages jusqu’à les asphyxier.


Bien sûr, le film dit quelque chose de notre société consumériste et libérale, qui pousse à faire davantage qu’à être. Mais bien au-delà, c’est un film qui saisit parce qu’il nous renvoi à notre désir de trouer les murs et d’y trouver autre chose. Autre chose, mais quoi. Ailleurs, mais où. C’est devant ce mur que le film me laisse. Alors malgré ses imperfections, malgré une tendance explicative parfois, et une forme qui peut manquer de nuances dans le dressage de ce monde parallèle, Norway of life m’a laissé le goût pâteux d’une brioche sucrée qu’on voudrait retrouver.

Margot_slv
8
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le 20 janv. 2021

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