C’est un film tremblant, que ce troisième long-métrage de la réalisatrice allemande Maren Ade. Tremblant comme les mains d’Inès lorsqu’elle se retrouve seule avec son père dans son jardin. Tremblant comme les rires qu’il produit, jamais trop loin d’une mélancolie burlesque. Parce qu’Inès, cette quadragénaire consultante d’affaire marche sur un fil, et son père le comprend, raison pour laquelle il tente de la déstabiliser. Une partition d’équilibriste menée avec justesse, autant dans le jeu d’acteur que dans la mise en scène, permettant à une discussion autour d’une piscine des plus banales d’en faire émerger sa force révélatrice. Winfried demande à sa fille « Es-tu heureuse ? ». Cette question soulève tout le vertige d’Inès qui refuse de penser la réponse.
Le film s’ouvre sur une fin de journée, quelques rayons de soleils s’échappent encore pour créer des ombres légères sur les murs, les oiseaux chantent la soirée qui arrive et on entend les enfants qui rentrent de l’école. Nous sommes devant le seuil d’une porte, la caméra tremble légèrement, un postier rentre dans le champ, et nous attendons avec lui. Winfried Conradi, un homme âgé de 70 ans, ouvre sa porte, et explique que son frère a passé cette commande. En hors-champs dans la maison, on imagine alors ce frère bougon tout juste sorti de prison. Mais quand ce Toni sort, il n’est rien d’autre que Winfried, grimé et déguisé. Si Winfried utilisera ce personnage de Toni pour libérer sa fille du regard des autres, c’est avant tout lui-même qu’il libère en le laissant exulter son excentricité.
Ce qui me touche finalement, c’est que ce père fait bien de mal faire. Il fait bien d’être de trop, il fait bien de s’inviter au dîner, de déstabiliser sa fille, il fait bien de l’agacer. Il nous faut du temps pour apprécier Toni, qui prend tant de place. Tandis qu’Inès elle-même se déraidie, nous commençons à l’apprivoiser, à chérir son dentier, sa perruque et ses écarts. Et le film fait bien d’aller chercher l’émotion dans ce décalage constant entre Toni et notre vie, la vie d’Inès, entre le communément banal et le pudiquement burlesque, ces farces fonctionnent car elles ne sont pas soulignées, elles existent, de façon fonctionnelle et naturelle.
Certains spectateurs ont pu trouver le film trop long et répétitif, je crois pour ma part qu’il fait la longueur adéquate. La longueur d’un film qui permet de rentrer chez Inès et Winfried. La longueur qui permet des silences longs, des discussions de bureau répétitives et dénuées d’intérêts dans un taxi ou autour d’un bar à cocktail. La longueur qui permet de développer des idées farfelues de Toni comme celle de se menotter à Inès, avant de réaliser qu’il en a perdu les clefs, les obligeant tous les deux à se les faire retirer dans une petite rue de Bucarest. Je comprends néanmoins la sensation de répétition, c’est que chaque fois que l’un fait un pas vers l’autre, l’autre recule. Cette danse trouve néanmoins son équilibre dans les deux dernières séquences.
D’abord, Inès trouve dans une étreinte avec Toni la douceur qu’elle a passé son temps à fuir. Il lui permet, déguisé en énorme créature poilue, d’embrasser ce personnage fantasque, et d’enlacer par-là son enfance.
Puis il y a l’attente au seuil d’une porte - à nouveau - sur lequel le film se clos.
Winfried vient d’enterrer sa mère, deuxième deuil du film après avoir perdu son chien. Inès le rejoint dans le jardin à l’arrière de la maison tandis que la famille est au recueillement à l’intérieur. A l’ombre d’une après-midi nuageuse, Winfried pose ces quelques mots à sa fille : « Comment veux-tu retenir les instants. ». C’est à ce moment qu’Inès se penche sur la poche de chemise de son père pour s’emparer du dentier de Toni. Ils se sourient.
Point de changement radical de vie opéré dans ce film, mais ce petit geste de retournement vient dire l’attachement profond qui unit ces deux personnages qui s’étaient perdus et se rencontrent à nouveau. Inès, malgré le pas de côté qu’elle aura effectué en accueillant complètement nue ses collègues pour un goûter, ne remet pas sa vie en question.
Elle est mutée dans une autre compagnie. Ils n’ont peut-être pas changé, mais des choses en eux ont bougées. Parce que les choses se passent ainsi.
Winfried veut la photographier, pour capturer l’instant, le retenir. Il disparaît, la laissant seule face à ce vide, cette attente et ce bruit d’autoroute en fond. Capturer un instant, le faire durer plus longtemps, c’est artificiel, peut-être, mais nécessaire. En toute simplicité, Maren Ade semble nous dire : c’est le rôle de cette caméra.