À quoi tient l’évidence d’une oeuvre ? En regard d’un objet inclassable comme Toni Erdmann – une comédie dramatique allemande de près de trois heures –, la question ne manque pas de se poser. En adepte de la ligne claire et des enjeux resserrés, la cinéaste Maren Ade brode à l’envi sur un postulat aussi mince que séduisant : pour renouer le lien avec une fille distante, bourreau de travail évoluant dans les hautes sphères de l’économie européenne, un père volontiers farceur décide de jouer les trouble-fête en s’insinuant dans sa vie rigide et désincarnée. À première vue, le film s’assimilerait ainsi, en tout et pour tout, à une succession de saynètes ressassant les mêmes situations, et dont le sentiment de malaise, consécutif aux intrusions du père dans le quotidien de sa fille, constituerait le carburant principal. Cette mécanique d’écriture remarquablement efficace, où un néophyte farfelu se retrouve plongé dans le milieu élitiste et coincé des affaires, n’est pas sans reposer sur des effets répétitifs et peu subtils, mais le film transcende avec justesse son statut de petit exercice virtuose.
D’un univers (les coulisses d’une politique économique, vu du côté de ceux qui la pratiquent) à son contrechamp souvent laissé dans l’ombre (les victimes de ce système), Toni Erdmann développe une réflexion critique sur la situation de l’Europe et du modèle idéologique qui la régit. Avec, pour seule arme, les ressources a priori dérisoires de la fiction – jeu de rôles et travestissements multiples à l’appui –, le père dérègle la mécanique trop parfaite d’un monde privé d’aspérités, où l’humain est sacrifié sur l’autel de la compétence et du rendement. C’est là que la singularité de Toni Erdmann se fait la plus saillante : son argument typique de comédie n’aboutit sur un humour ni noble, ni virulent, jamais frontalement politique, mais sur quelque chose d’étrangement régressif – une forme légère et assumée d’idiotie, d’humour farcesque et doucement « bête », qui, par contraste, prend violemment à rebours le sérieux monolithique d’un microcosme déconnecté du réel. De fait, ce dynamitage d’un milieu par un corps étranger évite tout didactisme grossier : le père n’incarne pas tant le porte-parole d’un discours ou le pourfendeur d’un système, qu’une figure abstraite et sans contours – pas même une force d’opposition, juste une simple perturbation qui advient –, dont l’inflexibilité n’obéit à aucun autre dessein que celui de la nécessité intime. Ni idéal ni leçon de morale n’émaillent ainsi le film de Maren Ade, qui trouve toujours la juste parade pour s’y soustraire, et ne se déploie in fine que sous le mode du questionnement et du constat.
Le plaisir immédiat et la brillante limpidité de l’écriture ne doivent pas faire oublier combien Toni Erdmann repose avant tout sur des béances et des replis cachés – les victimes du système ultralibéral constamment reléguées à l’arrière-plan, bien sûr, mais peut-être avant tout, les liens brumeux qui unissent le père et sa fille. Fondée sur la vacance et le refus de toute psychologie, cette relation complexe se distingue par son caractère épuré, minimaliste, presque théorique : aucune évocation du passé, aucune explication ne vient éclairer un récit puisant dans cette absence même les ressources singulières de l’émotion formidable qui soudainement nous empoigne. Derrière le ridicule assumé et les postures désinvoltes du père se cache une tentative oblique de renouer le contact, une manière inédite et presque désespérée de communiquer, où le jeu remplacerait les mots, où les postiches crasseux et les coussins péteurs seraient des témoignages d’amour. Dès lors, le programme du film, la promesse sur laquelle il repose tout entier, est aussi limpide que ténu : décrisper un visage dur et impassible, assouplir une silhouette froide et lisse, depuis trop longtemps soumise au diktat des protocoles, et ce faisant, faire céder résistances et inhibitions au profit d’un abandon aux choses les plus triviales et – suprême accroc dans une société de performance et de résultat – improductives. Par là même, le récit se fait le lieu privilégié d’une double dynamique de reconquête : celle d’une proximité filiale, et d’un état d’esprit délivré des convenances. Toni Erdmann ne conte finalement rien d’autre : à une femme qui ne sait plus jouer, un père tente de réapprendre cet état de disponibilité aux choses, ce plaisir simple que les puissants de ce monde ont oublié. En ce sens, le cœur secret qui fait battre le film, son grand hors-champ, c’est l’enfance – pas tant comme allégorie d’une potentielle innocence à retrouver, que force de dérèglement, ignorante à l’égard des cadres et des normes, entièrement ouverte à l'instant.
Entre, d’une part, des traits raidis par un travail aliénant, et d’autre part, une figure constamment noyée sous les postiches, Toni Erdmann déploie un chapelet d’expressions contrariées et retenues, au fil d’un récit où les sentiments peinent à s’imprimer sur les visages. Cette stratégie de rétention, si elle appelle bien une déflagration consécutive au fléchissement des résistances, s’accomplit dans un climax paradoxal : les visages, lieux privilégiés de masques qui peu à peu se fissurent sous le poids des affects, s’effacent alors au profit d’une simple et bouleversante étreinte. Pourtant, le film s’achève bien sur un visage, mais un visage fermé, interrogateur, qui scande le terme du parcours non sans une certaine amertume. Avec cette figure impénétrable, suspendue à l’énigme d’un regard, Maren Ade en vient lucidement à reconsidérer son propos : et si tout n’avait été qu’une simple parenthèse ? C’est toute la beauté de Toni Erdmann que de se conclure sur une note aussi incertaine, un flottement si vertigineux : dans un monde gouverné par le rendement et le résultat, la démarche du père aura été d’autant plus essentielle qu’elle était probablement dérisoire, et peut-être même dès le départ vouée à l’échec.