Nos années folles ne se contente pas, comme la BD Mauvais genre ou le livre La garçonne et l’assassin avant lui, de raconter l’histoire de Louise et Paul Grappe, mais parle de corps qui se cherchent, de trouille de la guerre et d’amour dévasté. Tout cela à travers l’œil aguerri d’André Téchiné et sa caméra qui filme au corps à corps.


Aimer à perdre la raison


Le film commence sur des gestes précis, filmés avec une attention toute particulière. Ce sont ceux des couturières, groupe duquel se détache très vite la figure de Louise. Dans cette partie du film, Paul, son mari, n’est plus en danger de mort. Il a été amnistié. Il se produit même dans un cabaret. La figure de Louise va parcourir le film, tantôt en amoureuse passionnée, tantôt déchue, mais aussi, et c’est plus étonnant, en destructrice déterminée, puis en mère. Cette femme n’est pas la seule du film, loin de là. A ses côtés, on retrouve aussi la mystérieuse Suzanne, cachée à ses collègues couturières par Louise. Si présente et pourtant si absente qu’elle fera penser à la patronne de Louise que Suzanne et elle entretiennent une relation homosexuelle. Elle est alors loin de se douter que Suzanne est en fait Paul, déserteur de guerre et devenu femme par la force des choses. Ou plutôt par la volonté de Louise, qui en fait d’abord un jeu, déjà auréolé d’inquiétude, notamment dans la scène où la grand-mère de Louise en rit à table avant, la seconde d’après, de se renfermer, être prise de panique. Louise prétend pourtant que c’est le seul moyen pour Paul de ne pas être exécuté. Il échappe donc à la trouille de la guerre et rejoint les plaisirs de la chair. Car quand il se décide enfin à vivre en Suzanne – « il faut que j’aie les couilles de sortir seul » dit-il à Louise – c’est dans le bois de Boulogne qu’il devient le centre de toutes les attentions. Il finit même par se prostituer (mais déteste ce mot) en Suzanne, emmenant parfois avec lui une Louise craintive mais pas récalcitrante. Elle s’efface peu à peu devant cette figure si égocentrée qu’est Suzanne/Paul. Qui de l’un ou de l’autre domine alors ce corps ? Mystère que Téchiné se refuse à élucider puisque chez lui les corps, filmés au plus près des peaux, sont multiples, les êtres jamais figés. La peau d’ailleurs, Paul voudrait bien s’en défaire. Un jour, en permission, alors qu’elle se plaint qu’il sent la boue, Louise se voit répondre par Paul « la prochaine fois je me laverai mieux, jusqu’à arracher ma peau, tu m’aimeras encore sans peau? ». Elle continue à l’aimer bien sûr, presque aveuglément, c’est d’ailleurs un autre homme qui à cet amour aveugle opposera à Louise un amour « droit ». Mais Louise persiste. Même une fois son secret percé au grand jour, même quand Paul ne veut pas de l’enfant qu’elle porte.


Amour un jour, Suzanne toujours …


La force du film de Téchiné est de mêler à l’attention première sur les gestes, un film de chair, de corps qui se mêlent. Le réalisateur, qui raconte ici une histoire « vraie », ne cherche pourtant pas à nous tenir par la main sur le chemin de la reconstitution. De la guerre, il montre avant tout la trouille de Paul, qui se lit sur son visage. De l’atelier de couture, des petites fourmis au travail, leurs mains attentives et leurs repas au grand air. Et de l’amour de Paul et Louise, il ne tente pas de nous convaincre, les corps sont nus, tout prêts à se mordre, se prendre. Les ébats sont filmés furtivement dans la toute première partie du film. Et de cette invraisemblable histoire de transformation, Téchiné se fait le témoin et non le juge. Il mêle d’ailleurs au récit initial, celui fantasmé dans un cabaret, les deux se mélangent sans cesse, ajoutant au trouble qu’entraîne Suzanne dans la vie de Paul et Louise et surtout accentuant l’idée que Suzanne échappe à celle qui l’a imaginée : Louise. Pour nous raconter cette histoire, Téchiné, comme il l’avait déjà fait dans son précédent film Quand on 17 ans, s’intéresse aux visages, à leurs réactions. Il montre aussi la face duelle d’une relation, qui n’est jamais ce qu’elle paraît. Dans une très belle scène de rencontre avec une « gueule cassée », d’abord vue de son profil intact, Paul apprend à s’assumer en Suzanne. Mais il ne renonce pas à Paul pour autant. Cependant, ce Paul là est déjà loin, trop loin d’une Louise prête à se reconstruire et qui l’aime « comme il est » alors que lui-même avoue ne pas savoir qui il est vraiment, et refuser de choisir. Alors, tout s’accélère, l’amour échappe à ce couple si fort, qui pensait se protéger rien qu’en étant dans les bras l’un de l’autre. Avec Céline Sallette et Pierre Deladonchamps, Téchiné a trouvé le couple parfait, qui se répond – parfois quand Paul est en Suzanne on pourrait presque les confondre – autant qu’il s’oppose. Ainsi, face à cet homme d’abord fragile puis bientôt ogre, Céline Sallette a du répondant. L’actrice offre à Louise un corps fin mais robuste, une voix et un regard. Quant à Pierre Deladonchamps, il excelle comme jamais dans ce jeu de transformation, de perdition et de retrouvailles avec un soi-même qui est déjà autre.


Le corps en question…


Cette question des corps et de la transformation mise en avant par Téchiné amène à se poser celle de la sexualité, fréquemment abordée par le réalisateur. S’il a souvent été question d’homosexualité masculine chez André Téchiné, on pense notamment aux Témoins ou encore au plus récent Quand on a 17 ans, dans Nos années folles le sexe tient une place prépondérante, sans pour autant être réellement abordé de front. En effet, quand la relation entre Louise et Paul se passe au mieux, soit avant et au début de la guerre, leurs corps se jettent l’un sur l’autre de manière égale. Déjà dans Quand on a 17 ans, quand il filmait le premier rapport charnel entre Damien et Tom, Téchiné refusait de choisir un dominant, surtout là où on l’attendait. Il montrait donc un basculement, chacun des deux garçons ayant le loisir de « s’offrir » à l’autre. Dans la relation entre Paul et Louise, c’est à peu près identique. Mais quand Suzanne se jette sur Louise après qu’elle l’ait maquillée, habillée, elle est soudainement plus brutale, Louise lui demandant, dans une scène d’amour plus longue que les autres, d’y aller « moins fort ». Leur sexualité s’en trouve donc transformée, avant qu’elle échappe à Louise qui ne fait plus qu’observer Suzanne faisant l’amour (sans aimer, précise-t-elle) avec d’autres. On ne voit Louise, qui a besoin d’aimer ou au moins de connaître l’autre pour « avoir envie de coucher avec », faire l’amour avec un autre homme qu’une seule fois, du moins c’est ce que décide de montrer Téchiné. Cette scène n’est que suggérée, pas montrée. Louise est sommée de s’asseoir sur le siège qui précisément représente la virilité de son « amant », un comte fasciné par l’Allemagne et qui raconte à quel point le front, le combat furent signes de liberté pour lui. Il évoque cela longuement, faisant, dans ses mots, de Suzanne/Paul, un non homme, pas même une femme. Téchiné ne décide donc pas qu’une sexualité est soit féminine, soit masculine, il donne à voir des êtres qui cherchent à expliquer leurs désirs, d’autres qui les vivent. A l’heure où fleurissent les questionnements sur la sexualité féminine et sa représentation, il est intéressant de voir ce que fait Téchiné de cette histoire d’amour duelle. On se souvient que la question était assez peu abordée par Dolan dans Laurence Anyways, autre histoire d’homme se désirant en femme et en aimant une autre, qui l’a d’abord aimé en homme. Le sexe était volontairement caché dans Une femme fantastique, mettant cette fois-ci en scène une actrice transgenre. C’est donc vers les séries qu’il faut se tourner – car au cinéma seule Lucie Borleteau avec Fidelio, l’odyssée d’Alice s’en est ouvertement emparée ces dernières années – pour voir la question d’une sexualité complexe et décomplexée, abordée au-delà du genre. Après Téchiné, on peut donc s’intéresser au travail d’Iris Brey avec Sex and the series, réflexion sur la représentation de la sexualité féminine sur le petit écran. Les questions abordées sont, là encore, celles de la quête de soi. Et c’est avant tout des individus à part entière que filme Téchiné, même quand ils se perdent l’un dans l’autre, se désintéressent de l’objet du désir, accusant une envie de liberté factice et individualiste, bien trop grande pour eux. Et c’est ça le plus passionnant chez Téchiné, depuis toujours, étudier à l’écran la transformation, l’entaille que la vie laisse sur les chairs amoureuses, même désunies.

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le 13 sept. 2017

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