Le Fil
Dans le dernier mouvement du film, alors que notre regard a fini par s’habituer au soleil filtré par les carreaux de l’hôpital Tenon, aux mots tendres ou plus brutaux des médecins posant un...
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le 17 nov. 2023
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Dans le dernier mouvement du film, alors que notre regard a fini par s’habituer au soleil filtré par les carreaux de l’hôpital Tenon, aux mots tendres ou plus brutaux des médecins posant un diagnostic, aux rictus de douleur ou de joie cachés sous les masques chirurgicaux, aux palpations du ventre, des bras, des seins, à cette ronde de corps crûment placés dans la lumière de notre regard ; au bout du dernier mouvement, la voilà, enfin, la mort. Rien ne nous y a vraiment préparé, on croirait qu’on va y échapper, il me semble pas qu’une seule fois le film n’ait prononcé le mot. Une vieille femme, très belle, est allongée sur un lit, la tête enfoncée dans l’oreiller blanc. Elle est sous perfusion, elle a de petits yeux noirs, une petite bouche sèche et ridée. Elle ressemble à ma grand-mère italienne, à ceci près qu’elle porte un élégant turban dans les cheveux, qu’elle aussi a un accent, mais d’où provient-il ? De son histoire nous ne saurons rien de plus que ce qui s’échange, là, sous les néons de l’hôpital. Rien de plus que quelques signes qui promettent la vie : un accent, un turban dans les cheveux.
Au-dessus d’elle, une femme médecin palpe son ventre couvert de bleus, puis s’arrête, s’assoit sur le lit à ses côtés. L’oncologue est blonde aux cheveux courts, elle porte comme tous les soignants du film un masque, pandémie oblige. Elle laisse un temps de silence puis, avec beaucoup de douceur, expose ce qu’elle pressent : le dernier traitement qu’elle vient d’administrer à la femme ne semble pas faire d’effet, il faudrait maintenant attendre un peu que les médicaments agissent, mais c’est ce qu’elle sent, elle voulait lui en parler d’abord, avant « d’appeler sa sœur ». La femme ne bouge pas, elle écoute. Elle dit plusieurs fois « oui », « oui », « oui », du bout des lèvres. Sa voix pousse à peine, elle est faible et étouffée. Elle a une force dans le regard, une tranquillité apparente. Des traitements, elle en a eu beaucoup, elle les a même presque tous eu, et la médecin essaie de lui dire que si celui-ci ne fonctionne pas, il n’y en aura pas d’autre. Elle n’ose pas le dire totalement, ne fait que des moitiés de phrase. « Si ça ne marche pas cette fois-ci, je serai embêtée… » La vieille femme lâche alors le mot : « soins palliatifs ? ». Oui, lui répond la cancérologue. Il y a un petit silence, à nouveau. Les yeux noirs de la vieille femme, jusqu’ici uniquement tournés vers la médecin, tournent un peu. Elle lève légèrement son bras. « C’est comme ça », ne dit-elle pas. « Je voulais vous en parler d’abord », redit la médecin. Je le vois, vous avez été forte, vous êtes très forte, mais parfois, voilà, la maladie est la plus forte. Et même si vous êtes forte, je la sens bien, votre lassitude. J’ai tout essayé, je vous ai tapé dessus, dit-elle. Et ces mots résonnent. Oui, j’ai senti que ça arrivait, dit la femme, j’ai senti. Pourquoi ? demande l’oncologue. Parce que, même vous, j’ai bien vu que vous vous découragiez. Et d’ailleurs, hier, j’ai appelé l’organisation pour les obsèques.
Cette discussion grave et décisive, Claire Simon la filme avec la même tranquillité que la façon dont ses deux protagonistes l’énoncent, en passant de l’une à l’autre. Elle semble comme toujours filmer ce qui circule entre deux personnes, l’une dépositaire d’une histoire, et l’autre qui l’interprète, la commente, la précise. Mais ce qui est extrêmement troublant dans cette scène, c’est qu’on ne sait plus vraiment qui raconte l’histoire. Si c’est la médecin qui annonce la victoire du cancer, la mort à venir, qui dessine les contours d’une fin, reliant tous les fils de la vie de l’autre. Ou si c’est la femme qui va mourir, au moment précis où elle dit : vous vous découragez ; j’ai appelé pour les obsèques. Qui raconte l’histoire de ce qu’exprime un corps, force de vie, combat, lutte, douleur, fatigue, lassitude ? Et quelle est cette histoire qu’il veut me raconter ? Le corps, notre meilleur ami, avec qui nous passons toute notre vie, qui parfois ne nous répond plus, qu’on ne comprend pas. Il me dit que je n’aurai pas d’enfant. Et pourtant, j’en veux. Il me dit que mon bébé viendra au monde dans la douleur. Et pourtant, je ne veux que la joie. Il me dit que je ne pourrai plus marcher seule. Et pourtant, je veux la forêt, les chemins sur la plage et les balades en mer. Il me dit que je vais mourir. Je ne veux pas mourir.
Cette désunion-là, banale, triviale, déchirante, Claire Simon la filme comme personne, car elle la saisit comme d’habitude par un biais d’abord social : entre notre corps et nous, il y a des biais humains, des intermédiaires qu’on appelle des médecins, traducteurs de ces histoires que les corps cherchent à nous raconter sur nous-même. On en voit de toutes sortes dans le film, et à chaque instant le curseur bouge. Il y a celui qui, à la fin de la consultation, veut toujours voir le visage, caché sous le masque, de celui ou de celle dont il s’occupe de la transition de genre. Pour vous reconnaître, la prochaine fois. Il y a celui qui pose un diagnostic d’endométriose, et qui glisse un petit « cool » lorsque la patiente lui dit, en pleurant, qu’elle est mariée, qu’elle est heureuse, qu’à part ça tout va bien. Un petit « cool » tendre mais inutile, qui n’apaise personne, qui en dit plus sur celui qui l’énonce qu’il n’aide la patiente en face de lui. Et puis il y a le Professeur Emile Daraï, récemment accusé par une trentaine de femmes de violences gynécologiques, dirigeant une opération sur l’endométriose avec entrain, et s’exclamer « que c’est beau ! » en suivant le travail du chirurgien qui l’assiste. On retrouve Daraï plus tard, à la tête d’un collège réunissant plusieurs médecins faisant le point sur les différents cas actuels dans une salle de l’hôpital, passant froidement d’une patiente à une autre. A l’extérieur de l’hôpital, scène suivante, une manifestation contre ce même Daraï a lieu. Danielle Simonet y prend la parole, et donne son titre au film : « c’est nous, c’est notre corps, on doit nous dire clairement ce qu’on nous fait ». Le film a été récemment beaucoup critiqué à ce sujet, il me semble intéressant de s’y arrêter un peu. Outre le fait que Claire Simon ne pouvait citer aucun nom, qu’il est évident que la présence de la caméra forçait sans doute les médecins à se tenir de façon irréprochable, et que son sujet n’était pas stricto sensu les violences gynécologiques ; le film ne me semble pas moralement confus à ce sujet, mais plutôt extrêmement ouvert. En effet, de même qu’il accueille tous les corps et leurs histoires, il accueille aussi plusieurs façons de passer ces histoires. Il me semble qu’on sent à chaque instant que la brutalité est possible, que l’ascendant sur l’histoire de l’autre est flagrant. C’était déjà ce que racontait Le Concours, autre film sur une institution écrasante (La Fémis) et comment celle-ci ingère et récupère l’histoire de chacun. On y sentait l’impossibilité d’une écoute pleinement horizontale de l’autre lorsque les positions ne sont pas strictement égalitaires. On y sentait la condescendance, la projection romantique, l’abus de pouvoir sous-jacent.
Claire Simon travaille le même regard ici, avec d’autant plus d’intensité. On voit bien le respect des patientes pour le corps médical, et on voit bien, dans les yeux cachés sous les masques, tout ce qui se ravale à l'instant où le diagnostic est posé. Qu’est-ce qu’une parole qui referme la possibilité d’une vie ? Qu’est-ce que dire à une femme : vous allez mourir ? Aucun médecin ne le dit de la même façon, et c’est à cela que Claire Simon est attentive : à l’inflexion de voix, au rythme de la parole, aux précautions prises et à ce que ça peut changer, ou pas. Le film est avec cela dur et rugueux, pas à proprement parler dans l’éloge du corps médical, mais dans celui, forcément incomplet, de l’invention d’une parole lorsqu’elle a à statuer sur le prix de la vie de l’autre. Chacun, chacune aura, dans sa vie, son rapport avec le ou la médecin qui ira toucher jusqu’au cœur de son intimité. Seulement voilà, Claire Simon l’a touché pour elle-même, alors qu’elle tombait malade d’un cancer pendant le film, demandant à tourner sa consultation. « Je m’occupe du cancer, occupez-vous du film » lui glisse le médecin, après lui avoir annoncé qu’elle perdrait ses cheveux et son sein gauche, et que la reconstruction ne serait pas assurée. Bizarrement, le film et ma vie se sont rencontrés, dit-elle. Et cette rencontre, ce fracas, Claire Simon l'accueille, avec bonheur et violence, jusqu’à la fin de son film, lorsqu’on la voit guérie, marcher dans le petit jardin au cœur de l’hôpital, enfourcher son vélo, générique, et musique : Ta douleur, de Camille.
Je vais prendre ta douleur, prendre ta douleur, prendre ta douleur, répète inlassablement la chanson. Prendre : traquer ta douleur, la débusquer, la saisir, la soigner, l’éliminer. Prendre : couvrir ta douleur de mots que tu ne comprendras pas toujours, raconter une histoire à partir d’elle, l’histoire de ta vie en jeu, dont je suis maintenant dépositaire, avec mes mots à moi, ma méthode, ma position sociale. Violence de la douleur saisie par l’autre, vampirique. Et si les paroles de la chanson résonnent très justement avec le film, sa mélodie encore davantage. En effet, elle fait partie d’un album de Camille qui s’appelle Le Fil. Ce fil, c’est un bourdonnement à la voix qui dessine la ligne de tous les morceaux de l’album, qui ne s’arrête jamais, même entre les changements de piste. Un bourdon obsédant sur lequel Camille glisse ses histoires de filles, de pertes, de douleurs et d’amour finis. Le Fil comme métaphore de vie. Chaque histoire tient à un fil et tous menacent de se casser, et c'est peut-être ce qu'on peut voir dans cette scène de manifestation : que le fil s'est cassé, que la confiance est rompue, que c'est possible, que ça arrive, que la structure le permet, et que contre ça la lutte ne fait que commencer, et il n'est pas sûr que le film soit tout à fait à la hauteur. Mais Claire Simon a filmé cette séquence, ne l’a pas coupé pour obtenir une sélection à Cannes comme lui fit miroiter un sélectionneur dégueulasse, elle est peut-être trop courte, pas contextualisée, mais elle résonne. On pourrait espérer que le film bascule, suive la voie promise par cette manifestation, mais on peut aussi constater qu’à l’intérieur de l’hôpital, dans les limites du pacte documentaire dans lequel le film s’était situé depuis le début, il y avait des choses à voir jusqu’au bout. Car il me semble qu'il y a deux sortes de cinéastes : celles et ceux qui filment ce qui pourrait, devrait être ; et celles et ceux qui filment ce qui est. C'est-à-dire ce qui s'incarne devant leurs yeux, au moment où ils sont là. Claire Simon fait pleinement partie de la deuxième catégorie, c'est sa limite mais aussi sa grandeur, toute l'intensité de son cinéma et des vies traversées qui le façonnent. Elle était là, elle se soignait, elle s’en sortait, elle voyait les médecins, elle en filme le dénouement heureux, et c'est son droit, et c'est sa vie. « Mes cheveux repoussent, et je n'ai qu'une histoire » nous dit-elle en filmant le reflet de son visage dans une vitre de l’hôpital. La vieille femme au turban, avec son accent d’on ne sait où, elle aussi n'avait qu'une histoire. Et celle-ci, devant nos yeux, s'achève. Un moment, Claire Simon quitte le visage de l'une, quitte le visage de l'autre. On ne le voyait pas, mais depuis le début, la médecin tenait la main de la femme et lui caressait les doigts. Parfois le fil ne casse pas.
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le 17 nov. 2023
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