« Le futur est passé, et on ne s’en est même pas rendu compte »
La séquence d’ouverture du film, vinyle rayé qui s’y reprend à trois reprises pour dégripper le récit, interpelle d’emblée le spectateur : transgression narrative au service d’un propos baroque et insolite, émouvant et labyrinthique, elle pose les fondations mouvantes d’un voyage dans les méandres jubilatoires de la mémoire collective.
L’Italie dans sa splendeur singulière nous explose au visage : les échanges sont vifs, excessifs, et aux empoignades succèdent les verres qui s’entrechoquent.
L’amour, l’amitié, la fraternité résistent-elles à l’épreuve du temps ? La question, figée comme le plongeon initial, trouvera une réponse en demi-teinte, amère et tendre, d’autant plus poignante qu’on aura vécu ces décennies en compagnie de personnages devenus familiers.
A travers leur destinée se joue celle de l’Italie, ses complexes face aux plaies d’une histoire marquante, sa fébrilité face à une libération qui laisse perplexe les individus, sans repères face aux nouveau choix idéologiques et aux flottements de la libéralisation des 30 glorieuses. La satire de Scola sur la bourgeoisie obèse est féroce : lors des banquets, on transporte par des grues les porcs rôtis avant de s’en servir pour se déplacer soi-même dans une fin de vie répugnante, anticipation sans fard de ceux qui se compromettent avec l’argent et le pouvoir au détriment de l’amitié.
Au fil d’ellipses assez vertigineuses, un beau chaos baroque se dessine, mêlant la confusion du discours politique aux sincérités exacerbées des personnages, progressivement abimés par le réel. Le temps passe, les malentendus persistent, les larmes sèchent et laissent dans leur sillage des marques de plus en plus profondes.
Pour restituer cette valse irrégulière, Scola prend le parti d’assumer exhaustivement la cinématographie de son projet. On s’adresse à la caméra, on joue sur le montage à travers les flashbacks, le noir et blanc, on théâtralise les scènes au point de donner à entendre les morts ou les pensées des protagonistes dans un halo de lumière qui fige la foule alentour… Omniscient, virtuose, ultra formaliste, Scola donne les pleins pouvoirs à ses personnages et à leurs émotions.
Dès lors, la vie intime, l’histoire de la nation et celle du cinéma se confondent : Sica et Antonioni deviennent des interlocuteurs, la fontaine est celle de la Dolce Vita et l’escalier celui du cuirassé Potemkine : le message est clair : tout être vibrant d’émotion s’inscrit dans la légende atemporelle de la beauté humaine.
Par ce chant d’amour unanime, qui tente la fusion du temps et de l’instant, de l’individuel et du collectif, du sublime et du grotesque, Scola donne avec panache sa leçon de cinéma.