Pour calmer durablement une classe de troisième, il n'y a rien de tel que de leur diffuser Nuit et Brouillard. Les séances qui suivent, pendant lesquelles on parle du film, se font dans un silence (de mort ?)... un profond silence.
Dans le collège où je travaille, chaque année, un ancien déporté vient livrer son témoignage aux élèves de troisième. C'était hier. J'en ai profité et j'ai enchaîné avec une séance spéciale autour de la diffusion du film de Resnais.
Je dirais qu'outre son caractère profondément émotionnel, ce film est absolument essentiel pour la pratique de notre métier, autant par ce qu'il montre que par les questions qu'il pose. Nuit et Brouillard est un film qui touche l'âme et éveille l'esprit. Les débats qui suivent sont toujours passionnants parce que les élèves ont alors beaucoup de questions.
La mise en scène.
Non pas la mise en scène du film, mais celle des Nazis.
Dans le IIIe Reich, la mise en scène de la politique est essentielle. Les grands rassemblements, l'inspiration de l'Antiquité, les discours du Moustachu en fureur, tout est mise en scène. Les camps n'y échappent pas : l'accueil réservé à la sortie des trains, l’organisation spatiale des camps, tout est question de mise en scène. Pourquoi donc ? Parce que la mise en scène de la vie politique ou quotidienne permet de détourner l'attention, de ne pas parler de la vraie vie. En mettre plein les yeux et ne pas laisser le temps de se poser des questions. La politique-spectacle actuelle vit exactement selon le même procédé.
Déshumanisation.
Rien n'est plus dangereux que de considérer des hommes comme non-humains. C'est là la base de l'idéologie raciste, quelle qu'elle soit. C'est donc là la base de l'existence des camps. Plus de nom, plus de dignité, plus d'individualité. Primo Levi explique magnifiquement bien ce processus.
Bien entendu, tout cela est à l'image de l'idéologie qui a créé les camps, une idéologie selon laquelle non seulement les Juifs ne sont pas des humains (ils sont mêmes inférieurs à certains animaux), mais les S.S. non plus (ils sont supérieurs aux humains, eux). Ce qui leur donne la permission de faire tout ce qu'ils veulent.
Ces hommes, ces femmes devenus esclaves corvéables à merci (y compris sur le plan sexuel) ne sont maintenus en vie que parce qu'ils sont utiles. Ne pouvant plus être employés, on s'en débarrasse comme un objet à la décharge. parce qu'alors, morts, ils peuvent encore rapporter de l'argent : fabrication de savons, de papier, etc. La transformation est alors totale : l'humain est devenu une marchandise.
Là aussi, des questions peuvent se poser par rapport à notre monde actuel. A un niveau fort heureusement moins dangereux, l'humain est-il toujours considéré comme un humain actuellement ? Ou n'est-il pas vu selon sa valeur marchande, selon son utilité ?
Et la vie continue...
Depuis que je m'intéresse au nazisme, une question m'a toujours turlupiné : comment concilier vie de famille et destruction de l'humanité ? Comment peut-on embrasser sa femme et ses enfants le matin puis partir au boulot où,directement ou indirectement, on va gérer le massacre organisé de millions de personnes, puis revenir dans ses foyers comme si de rien était ? Les images montrant le directeur du camp, vivant tranquillement avec sa famille aux abords du camp ; sa femme menant une vie sociale qui se veut ordinaire. Bien entendu, cela peut s'expliquer par la certitude de sa propre supériorité, voire du caractère "divin" de sa mission, mais je continue à être fasciné par tous ces milliers de fonctionnaires qui ont organisé la mort collective et sans pitié tout en tentant de mener une vie normale.
Qui est responsable ?
Du coup, la question de la responsabilité apparaît, essentielle. Elle est posée dans le film, et hier elle a été posée par les élèves. Qui est responsable ? Le Kapo est-il responsable d'avoir voulu s'extraire de la masse des détenus pour obtenir un peu de privilèges ? Le S.S. est-il responsable ? Tous ceux qui ont subi quotidiennement pendant des années la propagande du régime sont-ils responsables de ce qu'ils ont fait sous l'effet de ce lavage de cerveau intensif ? Les petits fonctionnaires qui ont signé leurs papiers et apposé leurs tampons sont-ils responsables alors qu'ils ne savaient pas forcément le but ultime de ce qu'ils faisaient ? Question terrible que celle de la responsabilité.
"Nous avertir de la venue des nouveaux bourreaux"
Je leur ai posé la question. Pourtant est-il essentiel d'entendre ces témoignages ?
Parce que cela peut recommencer à chaque instant.
Parce que, contrairement à une certaine utopie (utopie, ou méthode Coué ?), on n'apprend jamais rien des leçons de l'histoire.
Parce que ça a déjà recommencé.
Les camps de la mort des Khmers rouges, ont-ils quoi que ce soit à envier à ceux des nazis ?
La claque de Nuit et Brouillard est primordiale, parce qu'elle évite de s'endormir.