La vie à coté.
Dès le début, on sait que l'on aura affaire à un film qui en impose esthétiquement, tant tout ce qui se trouve dans le cadre semble directement sorti du cerveau de Wes Anderson, pensé et mis en forme...
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le 3 mars 2014
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Numéro deux commence par deux plans de Godard lui-même dans son atelier grenoblois, la tête coupée, soliloquant debout dans un coin du cadre, adossé contre une télévision diffusant en direct une image de son visage. Le texte qu'il déclame, véritable marabout-bout de ficelle, est somptueux. Il parle de lui, des machines, de l'exil, du temps, de ce que c'est que quitter Paris, d'être vraiment ailleurs. Il dit "bon, écoute, je te parlerai de tout ça", avec ce tu qui est si bouleversant quand il le prononce, ce tu qui est adressé, je crois, à la part humaine de chacun d'entre nous (dans ce tu, il y a la pudeur de ne pas dire nous, il lui faudra encore quelques décennies avant de pouvoir dire nous, c'est précisément ce trajet que commence à suivre Numéro deux, et le fait qu'il se termine sur une chanson magnifique de lyrisme de Léo Ferré qui s'appelle L'Oppression le montre bien). Il y a bien un trajet, puisque le deuxième plan qui me terrasse, c'est à la fin du film, quand Godard est prostré sous ces petites télévisions qui s'agitent, prostré par la somme d'images, toutes plus dures et impitoyables les unes que les autres. Il y a peu de cinéastes aussi droits et humbles qui ont su se filmer ainsi : dépassés par le mystère et la cruauté de ce qu'ils nous ont forcé à regarder, dépassés par cette incapacité à dire nous, mais pas assez cyniques et mesquins pour dire eux, et pas moi. Je crois qu'ainsi prostré Godard se regarde, qu'ainsi prostré il nous dit que nous pouvons aussi baisser les yeux, qu'il n'existe aucune fatalité au regard, que nous avons le droit de continuer à vivre, même si c'est difficile (toute la dialectique du film est simplement là : vivre, même si c'est difficile – c'est peut-être simple comme bonjour mais pas évident à filmer).
Car entre ces deux plans, il y a cette histoire de famille sinistre, cette famille aliénée par le travail et le manque de travail, le sexe et la frustration du sexe. Une petite fille écrit sur un tableau "avant d'être née, j'étais morte", ses parents lui expliquent le sexe de papa et maman, ils disent que c'est comme deux bouches qui s'embrassent et se referment, et puis qu'il faut aller à l'école maintenant. Maman marche dans le quartier, rencontre une femme qui veut lui parler d’une assemblée du voisinage mais elle ne veut pas l'écouter, c'est trop pour elle, rencontrer quelqu'un, sortir de soi, de la petitesse de sa vie. La dignité du film ne tient à rien, rien qu'à la connaissance qu'ont les personnages de la précarité qui enserre leur existence. Plus ils le savent, plus la lutte est difficile, mais plus l’intégrité de ce regard sur eux-même serre le cœur. Le film est d'une noirceur littérale : l'image est réduite à un petit carré cathodique au fond de l'écran, à peine perceptible. Jetés tout au fond du noir et de l'horreur, nos yeux sont alors arrivés jusqu'au bout du voyage, ils ne peuvent aller plus loin. Alors ils rebondissent à la surface, et soudain ils espèrent, et soudain ils se disent que c'est n'est pas possible, qu'on ne peut accepter de vivre comme ça. C'est précisément là que le rêve et la pensée commencent, que l'Oppression a du souci à se faire.
Je crois qu'il y a un malentendu concernant Godard, ses films les plus écrasants ne sont pas ceux que l'on croit. De ce point de vue, le titre est génial, Numéro deux, car le film a été réalisé avec le même producteur et la même économie qu'À bout de souffle. Et il montre réellement tout ce qu'À bout de souffle esquissait : Jean Seberg demandait "qu'est-ce que c'est dégueulasse?" sans jamais répondre à la question, on dirait que tout ce film est une tentative, ou du moins un exposé de ce que ça serait, filmer dégueulasse. Et si Michel Poiccard n'était pas mort, s'il s'était installé avec Patricia, s'ils avaient vieilli ensemble, peut-être auraient ils fini dans ce petit quartier de Grenoble où j'ai moi-même grandi, ils auraient peut-être eu des gosses, ils auraient continué à s'aimer tout en se haïssant à mort, ils auraient construit cette famille qui ressemble à la mienne, pas malheureuse, pas sans amour, simplement aliénée. Godard en finit pour de bon avec sa période d'anarchiste de droite qui m'agace tant : il regarde enfin les gens vivre, il sait enfin que la liberté coûte chère et n'est pas qu'une question de bagnoles et de cavales, il a enfin réussi à traiter les militants révolutionnaires de pauvres idiots aveugles et sourds, triomphe enfin politiquement et de fait ne perd ni en sécheresse, ni en romantisme, ni en poésie. Je crois même qu'il s'agit du Godard qui articule le plus finement la question fondamentale de son cinéma : est-ce que nous pouvons être libres, existe-t-il une image de la liberté ? Et il faut bien couper la télé, arrêter la machine, éteindre l'atelier, car toutes les réponses sont en nous.
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il y a 6 jours
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Bon, c'est un très bon film, vraiment, mais absolument pas pour les raisons que la presse semble tant se régaler à louer depuis sa sortie. On vend le film comme "tarantinesque", comme "un pamphlet...
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