L’œuvre entière d’Eisenstein est inféodée à un contexte, et sert les intérêts soviétiques. Mais Octobre est son film qui, très clairement, en souffre le plus.
Œuvre de commande pour les dix ans de la révolution d’Octobre, réalisé dans l’urgence la plus totale, elle reprend les élans déjà évoqués dans La Grève ou Le Cuirassé Potemkine et leur donne une dimension nationale, expliquant à la manière d’un manuel d’histoire animé la grandeur du régime actuel et les acquis durement mais dûment gagnés une décennie auparavant.
Bien entendu, le génie du cinéaste est indéniable. Son sens du montage est toujours aussi vigoureux et expressif, même si certains excès guettent, notamment dans des plans mitraillés et en osmose avec les armes.


La dynamique générale est la même : l’opposition entre une foule (monumentale ici, on parle de cent mille figurants) et les tenants du pouvoir, figures grasses, engoncées et volontiers comparées aux nombreuses statues en marbre blanc filmées en contre plongée, métaphore d’un pouvoir inerte et indifférent au sort du peuple. Dans le plan d’ouverture et bien plus tard dans la prise du Palais d’hiver, la foule monte l’escalier, sorte de revanche au massacre d’Odessa. Les statues sont déboulonnées, et les lieux emblématiques systématiquement envahis par une masse compacte, à l’image de ces quais de gare dans l’attente du camarade Lénine, de ces nombreux plans sur des forêts de bras levés, de faux et de fusils brandis dans les acclamations.


Deux séquences proprement hallucinantes synthétisent tout l’apport d’Eisenstein au sujet imposé : l’assassinat d’un bolchévique à coup de parapluie par des aristocrates sadiques. Scène puissamment sexuelle et perverse, qui retrouve la vigueur folle qui irriguait le film précédent, ainsi que la suivante, qui met en scène l’ouverture mécanique d’un gigantesque pont, levé par les autorités pour isoler le quartier ouvrier. Une femme à terre voit ses cheveux rester un moment sur l’autre pan du pont, tandis qu’un cadavre de cheval blanc reste suspendu un long moment, magnifié par de vertigineux plans d’ensemble, avant de chuter longuement dans l’eau en contrebas. La violence des symboles, la puissance du découpage et l’efficacité métaphorique sont ici au sommet, dans tous les sens du terme.


Malheureusement, cet apogée arrive bien trop tôt, et le reste du film se dilue dans un propos qui ressemble, en dépit d’un talent de mise en scène évident, à des actualités filmées. Les répétitions sont nombreuses, les portraits à charge redondants (les fastes des palais, les portraits statiques des décisionnaires du gouvernement provisoire), et le récit peine à s’incarner à travers des figures distinctes.


La version vue, mise en musique par Chostakovitch et agrémentée de bruitages (cliquetis d’armes, coups de feu, acclamations des foules) ajoute paradoxalement à la lourdeur de l’ensemble, et les 110 minutes semblent bien longues.


C’est à la lumière de cet opus, trop généraliste et un peu impersonnel, qu’on comprend davantage encore ce qui fait la force des films les plus réussis du formaliste russe : ceux qui, en dépit d’une dimension historique et légendaire, s’approchent au plus près des individus : des portraits de marins ou de femmes sur un escalier, d’un monarque sous le fardeau du pouvoir. Cette chair, dont manque Octobre, est la clé de voûte de son œuvre.

Sergent_Pepper

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