Infiniment fécond, le mélange des genres...

S’il s’agit de jouer les transfuges d’un genre à l’autre, le cinéma, plus que tout autre, peut gagner à ne pas rester confiné dans l’étroitesse d’un genre clairement borné. C’est cette liberté nouvelle qu’explore Paco Plaza pour son neuvième long-métrage, lui qui se cantonnait jusqu’alors au style horrifique. Ici, le film de vengeance, explicitement annoncé par les titres français et anglais (« Œil pour œil », « Eye for an eye »), se noue étroitement à l’intrigue psychologique, pour le plus grand bonheur du spectateur.


Avec surprise et réticence, Mario (extraordinaire Luis Tosar), infirmier thaumaturge auprès des personnes âgées résidentes de l’Ehpad où il exerce, voit arriver parmi les pensionnaires Antonio Padin (Xan Cejudo), ancien baron de la drogue, à présent atteint d’une maladie dégénérative qui le soustrait à la prison où il était censé finir ses jours. Suivant le canevas de ses scénaristes Juan Galiñanes et Jorge Guerricaechevarría, Paco Plaza prend le temps de poser les enjeux et ne livre qu’assez tardivement, à travers des flash-backs aussi allusifs que les photographies d’Antoine d’Agata, le passé commun des personnages : l’exemplaire et placide Mario a autrefois perdu son jeune frère, à cause des substances illégalement distillées par l’ancien trafiquant que fut Antonio Padin, avant que ses deux fils, magistralement campés par Ismael Martínez (Toño, l’aîné) et Enric Auquer (Kike, l’impulsif cadet), ne s’emparent du juteux marché, au moyen d’une gestion aussi violente que catastrophique. Tout aussi tardive, l’envoûtante musique de la compositrice Maika Makovski, d’abord sous la forme de discrètes percussions, puis d’une viole baroque voluptueusement décalée, par rapport à une succession d’événements de plus en plus happés par la violence et la destruction.


Force est de revenir au titre original, « Quien a hierro mata », premier terme d’un propos biblique qui se prolonge ainsi dans l’Evangile selon Saint Matthieu : « ... a hierro muere ». « Celui qui tue par le fer mourra par le fer » : prophétie vengeresse, d’une tournure plus subtile que dans les titres français et anglais, mais non moins implacable, dans la mesure où elle annonce bien l’engrenage de violence qui se mettra inexorablement en place, non par goût du sang, mais par une simple fidélité à la mémoire des siens. C’est ici que la photographie très esthétique et très intériorisée de Pablo Rosso, qui place volontiers le personnage de l’infirmier vengeur au centre de son cadre, ainsi que l’interprétation très subtile de Luis Tosar prennent une portée décisive dans l’orientation du film et lui confèrent toute sa complexité et son intérêt. L’acteur galicien fait tout autant transparaître la douceur et le dévouement de soignant qui caractérisent son personnage que la sombre détermination qui le pousse à aller jusqu’au bout de la vengeance qui s’offre à lui, au moment même où son aimante et perspicace compagne (María Vázquez) s’apprête à le rendre père. Conjointement, tout en suivant ce fil qui tend un suspense intense, le réalisateur s’autorise une plongée fascinante dans l’univers d’un Ehpad, des différents soins prodigués aux patients, des appareillages conçus pour la rééducation ou pour le ralentissement de la dégradation... De ce fait, la figure du narcotrafiquant vieillissant gagne en complexité : il n’est plus seulement le coupable à abattre, mais son visage de plus en plus congestionné et figé crie aussi toute la détresse et le caractère tragique d’un homme sombrant dans la mort.


On ne peut qu’être profondément remué par ce choc frontal, organisé de main de maître, entre un univers duquel le cinéma d’action ne détourne que trop volontiers les yeux et une thématique souvent visitée, mais ici paradoxalement réjuvénée par cette rencontre avec le très grand âge.

AnneSchneider
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Ma boîte à trésors, au fond des oubliettes du grand public et Films où il est question de la paternité, frontalement ou latéralement.

Créée

le 22 févr. 2021

Critique lue 496 fois

10 j'aime

2 commentaires

Anne Schneider

Écrit par

Critique lue 496 fois

10
2

D'autres avis sur Œil pour œil

Œil pour œil
Selenie
6

Critique de Œil pour œil par Selenie

Le début agace un peu avec le surjeu à outrance des deux fils est vraiment too much, deux caricatures sur pattes qui font un peu peur pour la suite des événements. Mais finalement le scénario est...

le 4 févr. 2021

2 j'aime

Œil pour œil
ilaose
4

Celui qui vit par l'héroïne...

Le titre mérite une petite explication. Ceux qui ont deux trois notions d'espagnol sauront à peu près le traduire mais seront tout de même embêtés : on dirait qu'il manque un bout. En effet,...

le 22 janv. 2021

1 j'aime

Œil pour œil
MaximeDurand
6

Cauchemar en EHPAD

Thriller intéressant qui brille par le jeu de Luis Tosar et une histoire prenante, dommage que la mise en scène ne soit pas plus inspirée.

le 20 janv. 2021

1 j'aime

Du même critique

Petit Paysan
AnneSchneider
10

Un homme, ses bêtes et le mal

Le rêve inaugural dit tout, présentant le dormeur, Pierre (Swan Arlaud), s'éveillant dans le même espace, mi-étable, mi-chambre, que ses vaches, puis peinant à se frayer un passage entre leurs flancs...

le 17 août 2017

80 j'aime

33

Les Éblouis
AnneSchneider
8

La jeune fille et la secte

Sarah Suco est folle ! C’est du moins ce que l’on pourrait croire lorsque l’on voit la jeune femme débouler dans la salle, à la fin de la projection de son premier long-métrage, les lumières encore...

le 14 nov. 2019

74 j'aime

21

Ceux qui travaillent
AnneSchneider
8

Le travail, « aliénation » ou accomplissement ?

Marx a du moins gagné sur un point : toutes les foules, qu’elles se considèrent ou non comme marxistes, s’entendent à regarder le travail comme une « aliénation ». Les nazis ont achevé de favoriser...

le 26 août 2019

71 j'aime

3