« Quand la légende est plus belle que la réalité, on imprime la légende », disait-on dans L’homme qui tua Liberty Valence. Dans le film de Paul Schrader, la légende entourant l’illustre documentariste Leo Fife (Richard Gere) est sûrement plus belle, en tout cas moins critiquable, que sa réalité, mais conscient de ce que son cancer est arrivé au stade terminal, Leo décide d’accorder un ultime entretien à deux de ses anciens élèves (de l’école de cinéma de Montréal dans laquelle il a enseigné), ce qui lui permettra en fait de révéler ce qu’il est vraiment à celle "sans laquelle il ne serait rien", sa femme Emma (Uma Thurman), et accessoirement au monde. Partageant sa vie depuis trente ans, Emma croit bien le connaître, mais elle ne connaît pas la vraie réalité de la jeunesse de son célèbre mari et lui, en gage d’amour (le croit-il ?), veut qu’elle sache vraiment quel jeune homme il a été. Le film est construit autour de cet ultime entretien qui, dans l’esprit de Leo Fife, se veut (plus ou moins) une confession testamentaire et, peut-être, une revisite de sa jeunesse.
Le scénario de Paul Schrader est adapté d’un roman de Russell Banks (Foregone, 2021), à qui le film est dédié, puisque l’écrivain est lui-même mort d’un cancer en janvier 2023. Schrader, scénariste hors pair, a beaucoup épuré le roman pour n’en garder que la quintessence. On sent certes que le scénario repose sur un fond solide, mûrement réfléchi et croisant les thématiques. Pourtant on ne se prend pas du tout la tête à ce niveau-là pendant le film ; ça n’est qu’à la sortie de la projection qu’on commence à s’interroger sur les motivations des personnages (principal ou secondaires) et sur ce que Schrader, en adaptant le roman de Banks, a lui-même voulu faire et dire avec Oh, Canada (c’est Banks qui a insisté auprès de Schrader pour que celui-ci donne ce titre à son film, parce que c’était le titre que lui voulait donner à son roman avant d’être contraint, pour raisons éditoriales, de le nommer Foregone). Pour ne pas être trop long, je vais maintenant asséner des infos ou opinions en vrac. C’est un excellent film (bien que tourné en 21 jours, pour raisons financières, preuve que même à Hollywood, un sou est un sou) reposant, je l’ai dit, sur un excellent scénario. C'est un film très bien photographié, qui bénéficie d’une excellente BO et surtout, de mon point de vue, d’un étourdissant montage (qui, lui, a dû prendre plusieurs mois). Je n’arrive pas à bien faire la part entre ce qui revient au scénario (à son découpage de l'histoire) et ce qui est le fait du montage ; donc on va dire que le film est magnifiquement conçu et fabriqué. Leo Fife n'a pas l'intention (comme s’y attendent ses deux anciens élèves, devenus eux-mêmes des réalisateurs confirmés) de centrer cet ultime entretien sur les documentaires qui ont fait sa célébrité ; ils ne sont donc que rapidement nommés ou survolés dans le film de Schrader. Ce que veut l'illustre documentariste, c'est parler de sa jeunesse, et tout particulièrement de deux journées qui marquent un tournant capital dans sa vie : les 30 et 31 mars 1968 (on est en pleine guerre du Vietnam). Il a alors 26 ans (car on apprendra au cours du film qu’il est né en mars 1942). Comme, lors de ce dernier entretien filmé, Leo Fife est très gravement malade et âgé (Gere, 75 ans, joue un homme qui en a, facile, 10 de plus et qui est au bout du rouleau), sa mémoire est vacillante, donc parfois il perd le fil. On passe ainsi sans arrêt de Leo/85 ans à Leo/18 ou Leo/20 ou Leo/26 ans, voire à Leo/45 ou Leo/55 ans, Leo/jeune homme étant joué, très bien d'ailleurs, par Jacob Elordi. Le film demande beaucoup d’attention, dans ces incessants passages du présent au passé (et retour au présent), à tout ce qui se passe et se dit, les dialogues communiquent souvent des infos importantes pour bien comprendre l'histoire. Ne voulant pas trop déflorer le scénario, je ne donnerai pas d'exemples précis. Quoi qu’il en soit, sa femme actuelle Emma apprend, dès les quinze premières minutes, que Leo a eu, dans sa vie sentimentale de jeune homme (entre, disons, 21 et 26 ans), trois femmes qui y ont joué un rôle non négligeable : Amy, Amanda et Alicia. Choc pour Emma, car elle ne connaissait que l’existence d’Alicia ; du coup, elle choisit de penser que son mari fabule, divague à moitié. Les révélations vont bon train au fil du film. Et son titre : "Oh ! Canada" (notez la présence du "h", alors que l’hymne national canadien, qu’on entend un peu au début et surtout à la fin du film, s’écrit "Ô Canada") ne prend tout son sens qu’à la toute fin du métrage. Ce long, haché et difficile entretien, le célèbre réalisateur Leo Fife l'entend, le veut comme un acte de courage (il va dire enfin qui il est, qui il a été, quand il était jeune et plein de vie), sauf que tout au long du film, les actes et faits qu’il raconte démontrent qu’il est un homme qui a toujours fui ses responsabilités, qu’il a été lâche (eu le courage de l’être ?), menteur, sans moralité, malhonnête, voleur, durant toute sa jeunesse et notamment lors de ces deux journées capitales que sont les 30 et 31 mars 1968. Bref, il a été comme le sont la plupart des hommes : humain. Ne voulant pas trop en dire, j’arrête là. J’ai adoré le film ; pour moi, c’est le meilleur film de l’année 2024. C’est un film faussement simple, extrêmement complexe, avec une construction explosée, foisonnante, très maîtrisée. Car Leo Fife n'est pas le seul à dire ce qu'il veut dire , les autres personnages interviennent, donnent leur point de vue, réagissent à ses propos : sa femme actuelle, les deux réalisateurs de l’interview, son infirmière, son fils Cornel (Zach Shaffer) tantôt en voix off, tantôt en chair et en os… Sans oublier que Leo Fife est montré sous ses formes multiples : il est le jeune homme révolté, le jeune adulte comédien, menteur, sensuel ou voleur, l'homme mature et sûr de lui, le professeur séducteur, le cinéaste arrivé, célébré, faussement modeste, éventuellement odieux, le vieillard pathétique, infirme, cancéreux, perdant ou ne maîtrisant plus sa mémoire, qui lui revient par bribes. Et bien sûr, ce film donne envie de partir vivre au Canada. Ce Canada qui, en 1968 en tout cas, apparaît comme un refuge, un paradis, celui des égoïstes effrénés, des déserteurs, des "couards", de ceux qui refusent de risquer leur vie pour une mauvaise cause (une guerre colonialiste), et de tous ceux qui veulent oublier ce qu'ils sont, recommencer une vie nouvelle ou qui, comme Fife, déterrent et dénoncent les vilenies des autres, pour gommer ou tenter de minimiser les leurs propres. S'il fallait une morale à l'histoire de Leo Fife, ce pourrait être celle-ci : Pour qu'un jardin potager donne de beaux et bons fruits et légumes, il faut d'abord enrichir son sol de fumier.