Kelly Reichardt est la cinéaste des films où il ne se passe rien. Oui, mais en suggérant qu'il pourrait se passer quelque chose. Old Joy en est une illustration paroxystique, même si cet adjectif convient mal à une cinéaste adepte de l'ondulation imperceptible plus que des coups d'éclat.
Old Joy, c'est la virée de deux vieux copains qui ont chacun pris des chemins différents. Mark est en passe de devenir père, il a une épouse à qui il doit rendre des comptes si tout ne se passe pas comme annoncé. Kurt, lui, est libre comme l'air, il ne s'est pas encore construit. C'est Mark qui prend tout en charge puisqu'on utilise sa voiture, qu'il remplit d'ailleurs d'essence. La voiture est ici le vecteur de l'échappée belle, la possibilité de s'extraire de son quotidien, d'où les nombreuses scènes filmées à partir du tableau de bord du véhicule, les personnages étant au fond de l'écran. Kurt se laisse prendre en charge, mais c'est bien lui qui est à l'origine du projet : il bouscule ce Mark figé dans une existence paisible, à l'image de cette posture de yoga dans laquelle on le découvre, à l'image aussi de ces discours très politiquement corrects de gauche qu'il écoute sur son autoradio. Kurt apparaît d'abord comme un boulet, lorsqu'on le voit se perdre alors qu'il indiquait à Mark le chemin, plein d'assurance ("trust me, Mark"). En fait, il permet à son copain de se perdre un peu, de s'extraire d'une existence menacée par la responsabilité et l'organisation permanente : celle de père.
Kelly Reichardt prend son temps pour nous montrer la transition vers cet Eden : paysages de banlieues impersonnelles, exactement telles qu'on les a chez nous. Au retour aussi. Ces scènes n'ont guère d'intérêt esthétique, mais elles sont nécessaires pour faire ressentir le passage d'un monde aseptisé vers ce cocon vert tout de sensualité. Les deux amis entreprennent ce chemin-là ensemble, il leur faut donc laisser tout ce qui les caractérise à la ville pour pouvoir se mettre à nu. Ce que Kurt fera avec beaucoup plus d'aisance que le pudique Mark, au sens propre comme au figuré.
La sauce peut-elle prendre lorsqu'on s'est éloignés ? Rien qui sépare plus deux êtres que le mode de vie. Fidèle à son goût pour les positions subtiles, Reichardt ne dit ni oui ni non : les deux amis ne vont ni se fâcher ni vivre un moment d'intense communion.
Trois micro-événements vont nous laisser redouter un drame possible. Dans la scène du feu de camp, où les deux visages sont magnifiquement filmés (particulièrement le visage fascinant de Daniel London qui joue Mark), Kurt laisse entendre qu'il y a un "problème" entre eux, avant de battre en retraite devant les dénégations de Mark. Un peu plus tard, il y a cet innocent jeu avec une arme, même s'il s'agit d'un pistolet à billes. Enfin et surtout, une fois atteint le but de la balade, alors que les deux amis se sont glissés dans les baignoires d'eau chaude, Kurt vient masser Mark qui semble soudain inquiet. Pourquoi ? Parce qu'il craint une tentative d'ordre sexuel ? Ou que son copain ne l'étrangle ou ne le noie ? Une sourde tension plane sur cette scène très bucolique, où un oiseau faisant vibrer une branche succède à l'eau qui s'écoule de toutes parts. La main de Mark glisse dans l'eau : lâcher prise.
De retour à la ville, Mark lâche à Kurt un "c'était génial" très en décalage avec ce qu'on vient de voir. Car on n'aura rien vu de "génial", mais peut-être ce lâcher prise, signifié par cette main ornée d'une alliance qui glisse dans l'eau, a-t-il eu un impact significatif sur lui. Le discours qu'il réenclenche sur son autoradio, exactement comme avant de partir, évoque l'incertitude liée à l'avenir, dans un cadre économique. Mark reste inquiet à l'égard de ce rôle de père sur le point de lui échoir : et si toute joie liée à l'insouciance était passée ?...
Quid de Kurt ? Un micro-événement nous indique, pour lui aussi, un changement : alors qu'il refuse d'aider dans un premier temps un gars qui fait la manche, il se ravise et lui donne quelque chose. Lui, qu'on voit sans complexes solliciter Mark en début de film, donne à son tour, se sentant d'avantage responsable d'autrui.
Ce sont là de toutes petites choses : personne ne sera métamorphosé à l'issue de cette immersion forestière. Juste un léger lâcher prise, de ceux que l'on recherche par le yoga.
Modeste, ainsi pourrait-on qualifier le cinéma de Kelly Reichardt. Suivant son humeur ou sa sensibilité on pourra le trouver riche de pistes de réflexion ou profondément ennuyeux. Ce Old Joy m'a semblé moins passionnant que River of Grass (qui était bien moins minimaliste), Wendy & Lucy (où l'on retrouvera Lucy !) et Meek's Cutoff (anti-western fécond). J'avoue que les grandes réflexions philosophiques ne m'ont guère percuté, et que les longues histoires de Kurt m'ont paru bien confuses. Malgré tout, le film diffuse sa saveur avec lenteur. Comme ces gouttes d'eau qui se détachent lentement des branches.