Folie des hommes, sagesse (mais pas toujours !...) des animaux

Porté, sans doute, par cette "voie lactée" sur laquelle un serpent aime à venir s'abreuver de lait, Emir Kusturica retrouve la verve et la créativité débridée de ses premiers films. Plus de sous-sols, ici : les seuls dessous seront subaquatiques, par deux fois, dans la seconde partie du film. Toute l'action se déroule sur la croûte terrestre, bien suffisamment explosive...


De fait, dans un coin des Balkans, les tirs se déchaînent, de part et d'autre d'une ligne de front qui semble bien décidée à ne pas bouger. Un laitier obstiné, Kosta (Emir en personne...), monté, tel Sancho Pança, sur son vaillant baudet, s'emploie à porter ses bidons de lait aux soldats, quelle que soit la violence de la mitraille, protégé d'un simple parapluie noir, sous lequel il se contente de courber un peu la tête lorsque les explosions se font trop proches. Des villageois évoquent le traumatisme de guerre qu'il a subi, la perte des siens, dont celle, très violente, de son père. Ces commentateurs n'atteindront d'ailleurs pas la fin du film, abattus, comme des mannequins de foire, par un tireur isolé... On l'a compris, le monde des hommes est devenu fou, sur ce bout de terre, tant et si bien que même leurs objets semblent gagnés par cette folie meurtrière, à l'exemple de la vénérable horloge sortant véritablement de ses gonds. Nier la guerre paraît tout aussi insensé, à l'image de la belle Milena (Sloboda Micalović), l'ancienne acrobate éprise de Kosta et qui, de bondissement en voltige, ne songe qu'à le séduire, afin de l'épouser le même jour que celui où son propre frère célèbrera ses noces avec une mystérieuse Italienne (Monica Bellucci), chèrement acquise... Mais il n'est pas dit que, par ces temps de démence, les choses se dérouleront comme prévu ni que les êtres se joindront selon l'ordre programmé...


Mais - et c'est l'une des inspirations heureuses du film - ce qui pourrait être jugé folie par les gens sages, par exemple la "folle" passion, devient sagesse, dans ce monde "hors de ses gonds" ("out of joint"), selon la formulation d'Hamlet. Et la lutte acharnée, éperdue, à laquelle vont se livrer les deux amants pour se protéger eux-mêmes et sauver leur amour aura tout du réflexe de survie le plus sainement raisonnable. La nature elle-même semblera valider ce lien, puisque les animaux veilleront sur lui et le protègeront : âne, serpent, papillon, faucon et oiseaux de paradis se ligueront pour le faire vivre, jusque par-delà les frontières de la vie. Et le laitier de nouveau frappé par la guerre et converti en Sisyphe porteur de roches pesantes, accèdera à une forme de sainteté ou de sagesse suprême, en vouant son existence à l'entretien d'une sorte de culte à la paix et à son amour perdu.


Emporté par la musique de fanfare balkanique que Kusturica affectionne tant et qui fait la marque de ses films, "On the Milky Road", comme le faisait déjà "Le Temps des Gitans" (1988), chante le couple. Mais le contexte d'une guerre presque actuelle leste son propos de gravité et lui confère une urgence plus aiguë, invitant à une prise de conscience plus impérieuse...

AnneSchneider
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le 11 sept. 2017

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Anne Schneider

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