Selon Slavoj Zizek, le Titanic de James Cameron n'est pas une histoire d'amour mais un conte réactionnaire. Rose est une jeune fille gâtée et bourgeoise traversant une crise identitaire, et elle doit aller puiser dans la vitalité de la classe ouvrière pour reconstruire son égo. Jack est un objet transitoire qui, pour lui permettre de tromper son ennui existentiel, reconstruit littéralement l'image que Rose a d'elle-même, et l'iceberg qui heurte le navire ne fait que précipiter la fin d'une relation dont la passion se serait pitoyablement asséchée après trois semaines de frivolités dans les rues de New York, la bourgeoisie ayant vampirisé la vitalité du prolétaire et pouvant dès lors le jeter tel un citron pressé dans le caniveau.
Après avoir été cet objet transitoire, Leonardo DiCaprio se retrouve plus de 20 ans plus tard à incarner à son tour ce bourgeois dépressif recherchant sa place dans un monde où il ne se sent plus désiré pour ce qu'il est. Si la relation d'amour homosexuel entre Rick Dalton et son double Cliff Booth est ici invisibilisée, cela ne constitue pas une cynique stratégie de queer-baiting, et ce n'est pas uniquement imputable à la lâcheté des auteurs hétérosexuels du scénario du film et de ses personnages. L'absence de scène de sexe torride entre eux traduit quelque-chose de la masculinité de la fin des années 60, dont ils incarnent chacun l'une des facettes. Rick représente la masculinité en crise : ouvertement réactionnaire et hostile à l'égard des hippies et de la libération sexuelle qu'ils représentent, sa crise d'identité est directement liée à son statut de riche homme blanc célèbre qui erre d'un rôle à l'autre sans objectif apparent, et qui doit s'inventer des galères pour surmonter émotionnellement sa position dominante de parasite. Rick semble d'ailleurs être dépourvu d'initiative propre ; tel l'acteur qu'il est, il a besoin d'être dirigé pour passer d'une scène à l'autre et trouver sa voie (comme lorsqu'il se présente en état d'ébriété sur le tournage de sa série et qu'il doit se faire indiquer le chemin vers le maquillage).
Cliff, en revanche, n'a besoin de personne pour le guider. Comme le dit la scène d'introduction, son rôle est d'aider à carry the load. On lui demande de réparer une antenne, il le fait sans broncher. Il est littéralement le conducteur de Rick, et quand ce dernier interprète un personnage de western en prononçant les répliques écrites par un autre, lui va de son propre chef se retrouver au cœur d'un véritable western contemporain dans le ranch Spahn. Comme le lui fait remarquer l'auto-stoppeuse, les acteurs ne font qu'émuler ce que d'autres ont prévu pour eux, tandis que cascadeur, voilà un vrai métier ! Cliff est un véritable prolétaire, sur lequel repose tout l'édifice du film, et par extension toute l'industrie cinématographique. C'est lui qui bosse, et qui accomplit toutes les tâches nécessaires au train de vie de Rick. Dans le film italien d'Antonio Margheriti, c'est Cliff qui effectue le saut en voiture au-dessus du pont ; c'est lui qui fait le pont entre deux étapes du parcours de Rick, qui est incapable de se déplacer par lui-même d'un point à l'autre d'une scène. Il incarne donc une facette plus rustre de la masculinité : efficace, brusque et qui ne bronche pas. Il est pour Rick, comme le précise le narrateur, « un peu plus qu'un ami, et tout juste un peu moins qu'une épouse » puisqu'il s'occupe tout autant des tâches ménagères et du support émotionnel de Rick que de lui vider les couilles.
La relation entre ces deux masculinités peut nous faire porter un regard différent sur la misogynie rampante du film, qui, si elle est également imputable à son auteur, prend dans le contexte de l'homosexualité invisible un sens différent quoiqu'également inconfortable. Si la femme italienne de Rick et celle de Cliff, montrée dans le flashback débouchant potentiellement sur sa mort, sont caricaturalement dépeintes comme pénibles et agaçantes, ce peut être l'effet du regard que portent sur elles leurs maris, obligés par leur époque à se caser avec des femmes qu'ils n'aiment évidemment pas, afin de pratiquer leur orientation dans le secret.
Si l'histoire d'amour entre les deux personnages masculins principaux, à laquelle le titre du film renvoie autant qu'elle ne renvoie à son côté doucereusement révisionniste, se finit finalement par une séparation, c'est parce que Rick aura, comme Rose dans Titanic, besoin de puiser dans la vitalité de Cliff pour reconstruire son égo et redevenir lui-même en tuant des gens. Le climax jubilatoire du troisième acte lui permet de se sentir à nouveau entier, en fusionnant avec ses personnages le temps d'un meurtre spectaculaire, qu'il ne parviendra néanmoins à effectuer qu'à l'aide d'un artifice pyrotechnique démesuré, et pas avant que Cliff n'ait abattu, comme à son habitude, le gros du travail en coulisses. Ayant retrouvé foi en lui-même par cette spectaculaire fusion entre son moi réel et son moi cinématographique, Rick peut enfin accéder à un nouveau cercle privilégié de la société hollywoodienne, mais doit pour cela mettre fin à sa relation avec Cliff après en avoir aspiré toute la vitalité. Ce dernier, ayant reçu un coup de couteau dans la cuisse qui le privera définitivement de sa carrière de cascadeur, hérite donc à la place de Rick du destin d'Easy Breezy, le dompteur de chevaux du livre qui, après une chute handicapante, doit accepter son inutilité au sein de son ancienne profession.
Réflexion complémentaire : Il est amusant de constater que Quentin Tarantino, qui renvoie publiquement l'image d'un enfant immature ne voulant pas être tenu pour responsable de ses actes et gérant toutes les polémiques légitimement dirigées vers les aspects problématiques de son cinéma de la façon la plus chroniquement grotesque et insultante possible, signe ici un film qui aborde pourtant frontalement les sujets qui font habituellement dérailler son égo en interview. Alors qu'il a toujours prôné une séparation ferme et hermétique entre la violence fictionnelle de son cinéma et la violence réelle du monde, voilà qu'il met dans la bouche d'un de ses personnages la plus acerbe critique de l'industrie du divertissement comme instrument de la propagande américaine et outil de désensibilisation à la violence. Certes, le personnage en question se fait violemment écraser la tête contre un buffet dans les minutes suivantes, mais ce faisant, elle révèle les personnages de l'industrie du cinéma comme de violents psychopathes au même titre que les plus ignobles méchants du reste de sa filmographie. Le portrait de Rick affiché devant sa maison, à présent couvert de sang, prend alors des allures inquiétantes à la lumière de ce qui vient de se produire. Dans un film qui s'efforce à gommer les barrières diégétiques entre réalité et fiction, ce que d'autres ont démontré mieux que moi, faut-il y entendre un aveu quelconque de la part de Tarantino ? Dans la narration hautement scénarisée de la scène médiatique, Tarantino est-il un personnage à part entière qui s'efforce à donner des réponses stupides à des polémiques auxquelles ses oeuvres répondent bien mieux ? Ou bien les obsessions et les contradictions qui l'habitent produisent-elles ces effusions de sens sans le concours de son intention ?
Il paraît en tout cas bien dommage de s'arrêter aux médiocres et politiquement irresponsables déclarations d'un auteur et de ses adorateurs pour bouder un cinéma qui a toujours placé le plaisir de création, l'imprévisibilité et le jeu avec le spectateur au cœur de ses mécanismes esthétiques, et dont les effets sémantiques automatiquement générés par cette machine sublimement complexe et huilée sont bien plus intéressants que tout ce que leur créateur peut vouloir dire dessus.