Vous qui entrez ici, abandonnez toute rationalité... Voir un film d'Apichatpong Veerasethakul, c'est se retrouver devant une trame scénaristique qui semble d'abord emmener sur des chemins connus (dans la jungle thaïlandaise, un homme, fortement malade du rein, ne survit que grâce à de fréquentes dialyses et sent sa mort approcher), pour bien vite emporter le spectateur, voire l'enlever vers des rivages autres, aussi imprévus qu'imprévisibles. Que nombre de personnes se cabrent et résistent à un tel rapt n'a rien d'étonnant.
D'autres, en revanche, s'abandonneront et pourront même aller jusqu'à apprécier de se voir ravis, au sens étymologique du terme, dans un système de pensée et de croyance si différent du nôtre, mais si riche, si foisonnant et, en l'occurrence, tellement humain. Ces spectateurs ne s'étonneront alors pas de voir revenir la défunte épouse du malade sous la forme d'un fantôme initialement translucide, puis de moins en moins évanescent, à mesure que l'époux encore vivant se rapproche de son propre état de trépassé. Car dans la jungle thaïlandaise, les fantômes n'ont rien d'hostile. Pourquoi, en effet, les imaginer mauvais, eux qui sont présentés comme bien plus attachés aux humains qu'ils ont aimés, plutôt qu'aux lieux qu'ils ont fréquentés ? C'est tout un cinéma occidental qui se met à apparaître comme bien étrange au spectateur qui se laisse volontiers happer par les images du grand réalisateur thaïlandais...
Grand réalisateur, car le scénario n'est pas seul à être fascinant. Le travail sur l'image pure est tout aussi impressionnant : ainsi, le bleuissement, par moments, de la végétation et de la forêt dans laquelle évoluent de mystérieux esprits animaux, sortes de grands singes aux yeux rouges et luminescents, assemblés en une communauté que peuvent parfois rejoindre délibérément les humains, comme l'a fait le fils de l'oncle éponyme. Dans cette forêt bleue peut parfois surgir un palanquin, abritant une princesse partiellement voilée et consciente de sa laideur, qui ne l'empêchera pourtant pas de nouer un dialogue puis un jeu érotique des plus évocateur avec un poisson-chat, aux abords d'une chute d'eau qui semble ruisseler de diamants. Et c'est cette même végétation magique qui se verra traversée d'un étrange convoi pré-funéraire, menant Boonmee jusqu'à une grotte ombilicale, où sa vie l'abandonnera comme elle lui était venue, en s'écoulant de lui à l'état liquide.
Le travail sur le son n'est pas en reste, recueillant les bruits de la forêt, de ses habitants, de l'eau, avec une telle précision et une telle intensité qu'ils apparaissent comme totalement renouvelés, véritablement inouïs...
Le dernier quart du film nous reconduit hors de la forêt vivante, dans la ville où se tiennent les modestes funérailles de Boonmee. Lieu où semble se confirmer et se réaliser l'étrange cauchemar que le mourant a livré avant de quitter l'existence : lieu de violence, soumis à une dictature militaire qui aurait le pouvoir d'effacer les êtres humains. De fait, dans cet espace désacralisé et privé de toute âme, seul se met à régner l'argent, compté et recompté par la belle-sœur du défunt... Les êtres humains, que l'on a vus si vivants au creux de la forêt, sont ici tellement rongés d'inexistence qu'ils peuvent devenir fantômes d'eux-mêmes, se dédoublant et se retrouvant simultanément dans deux lieux sans en paraître aucunement affectés puisqu'ils y sont, de toute façon, tellement radicalement absents... Un final qui ouvre sur une singulière remise en question de notre mode de vie contemporain...
On sait, au sortir d'un film de Veerasethakul, que l'on vient d'entrer dans l'œuvre d'un authentique grand cinéaste, puisque l'on en revient comme d'une planète nouvelle...