Glaçant. Puissant. Emouvant. Cruel. Intense. Terrible. Magnifique. Symbolique. Ce sont peut-être les premiers mots qui me viennent à l'esprit avant d'aborder plus en détails cette critique.
Onibaba, les tueuses est une magnifique surprise cinématographique. Je m'attendais à un bon film, voire à un très bon film au vu des différentes notes que j'ai pu entrevoir rapidement avant de me lancer dans cette aventure, mais il est évident que ça a grandement dépassé mes espérances.
C'est un film qui jouit à mon sens de nombreuses qualités car l'on retrouve à la fois une richesse matérielle (contenu) associée à une virtuosité formelle indéniable.
Onibaba, les tueuses, c'est une histoire qui se concentre principalement autour de la vie de deux femmes évoluant dans un contexte historique et social extrêmement précaire, misérable et honteux, ce qui va les conduire à devoir tuer et piller afin qu'elles puissent subvenir à leurs besoins.
Ce n'est pas une mère et une fille mais bien une mère accompagnée de sa belle-fille où l'on suppose que le mari parti à la guerre y est décédé.
Kaneto Shindo décide de nous montrer des conditions de vie et des comportements humains dignes de ceux des animaux. On en tient pour preuve la façon dont l'épouse de Kichi va se laisser séduire par Hachi, l'ami de son mari défunt. Hachi est lui-même dans une démarche de séduction très animale avec sa gestuelle si particulière et ses quelques cris d'animaux près de l'habitat de ces deux jeunes femmes, une scène symbolisant la spirale dans laquelle il est lui-même enfermé. On se rend très vite compte que la femme de Kichi ne peut combattre son désir sexuel, elle ne peut s'empêcher d'assouvir ses besoins primaires quand il ne reste plus que ça en-dehors de la chasse ou de l'assassinat impitoyable. Le réalisateur nous présente alors des personnages conduits naturellement à se bestialiser dans les rapports qu'ils entretiennent l'un l'autre, sans non plus qu'ils en deviennent complètement des "animaux", et ce détail est important.
Le film travaille à de très nombreuses reprises cette frontière ambiguë entre la nature et la culture, ou pour le dire dans des termes plus forts, la bestialité et l'humanité. On est aussi constamment face à un tissu de relations subtiles sur fond de pauvreté la plus totale. Tous les rapports entre les personnages sont complexes et se comprennent quand on y prête bien attention, c'est à la fois très puissant mais brillamment réalisé à l'écran par l'usage d'une technicité magistrale.
Il faut désormais en venir à évoquer le personnage complexe de la mère. Et là je dois dire que j'ai été complètement bluffé par ce dernier, que ce soit par l'interprétation magistrale proposée par Nobuko Otawa, comme pour le travail psychologique qui a été entrepris par Shindo. Elle est mystérieuse, terrifiante, imprévisible mais profondément souffrante au fond d'elle-même. Elle ne souhaite pas être abandonnée par sa belle-fille qui risque fortement, en s'associant avec Hachi, de la laisser cruellement tomber, elle fera donc tout pour éviter cela. On comprend donc qu'elle est poussée par son instinct de survie, mais également par l'estime visible qu'elle porte pour cette jeune femme qui l'accompagne depuis si longtemps. Son personnage est donc à la fois attachant et repoussant, c'est complexe mais c'est brillamment mené de bout en bout.
On la sent désespérée en matière de séduction, incapable de rivaliser avec la jeunesse fulgurante de la femme de Kichi, elle se tiendra fermement la poitrine auprès d'un arbre afin de symboliser ce déchirement intérieur, sublimée par une photographie magistrale dans une scène ô combien poignante. Cette femme plus âgée sera donc capable de tout pour dissuader sa belle-fille de se jeter dans les bras de celui qu'elle considère comme étant un concurrent pour sa survie (côté animal) mais aussi un concurrent de la seule personne qu'elle peut encore aimer au monde (côté humanité). Elle va donc aller jusqu'à la terroriser, l'angoisser, la culpabiliser afin de protéger ses intérêts parfois entièrement compréhensibles. Quel personnage hautement fascinant...
La symbolique du masque qui fourvoie et conduit la personne ayant joué avec le diable à subir les conséquences de ses actes est très intéressant. La mère de Kichi a cru bon de vouloir empêcher à tout prix cette alliance de deux êtres qui ont sûrement commencé à développer une affection l'un pour l'autre. La belle fille ne pourra jamais réellement résister à la tentation de voir Hachi, même si elle est confrontée à de nombreuses reprises à cette mère qui porte le masque du diable pour l'épouvanter froidement et la dissuader de se laisser tenter par le plaisir de la chair avec cet homme. On peut sûrement y voir le symbole que la pulsion sexuelle, voire la passion amoureuse dans le cadre de leur jeune relation naissante, surpasse l'interdit moral et social, on retrouve cette même dualité que j'exposais brièvement tout à l'heure.
Lorsque la mère de Kichi s'effondre complètement auprès de sa belle fille vers la fin du film, au point où elle est désormais incapable de retirer ce masque, symbolisant la faute qu'elle doit elle-même expier, elle est devenue malgré elle une figure du démon qu'elle se plaisait à jouer auparavant. Elle a joué avec le feu du diable, elle s'en est brûlée le visage.
Le trou est également un élément symbolique sur lequel on pourrait s'attarder davantage. Il représente bien tout le penchant sadique, diabolique, maléfique et piégeur que ces femmes ont du du mettre en place afin de survivre dignement dans ce vide existentiel que n'importe quel être humain ressentirait s'il était confronté à une telle situation. Par ailleurs, on retrouve son utilité et son efficacité dans la scène où le prétendu samouraï vient chercher la mère de Hichi et l'aurait certainement tué par la suite. Le trou est cruel, il permet de tendre un piège morbide dans ses immenses broussailles afin de se débarrasser de tous les dangers potentiels. C'est encore une fois brillant et très intéressant symboliquement.
J'aimerais également ajouter un mot sur la qualité technique de l'œuvre parce qu'il faut saluer ce travail qui a été fourni, car si le film est si plaisant, si bon, si prenant, si vif, si percutant, c'est aussi parce que la mise en scène, la photographie, les plans sont toujours d'une grande force pour accompagner ce scénario. Les mouvements de caméra sont toujours menés avec justesse où l'on a le droit à des panoramiques sublimes, des travellings intéressants et des gros plans qui font ressortir toute l'intensité des personnages (en particulier celui de la mère de Kichi).
Ce noir est blanc est tout simplement d'une beauté remarquable, la photographie est sublime, elle est vraiment à couper le souffle. On trouve cette nature magnifiée par le mouvement perpétuel du vent et ces jeux d'ombre et de lumière.
Onibaba, les tueuses est donc un film absolument remarquable sur tous les plans. Un bijou cinématographique qui mériterait peut-être une plus grande renommée.