Opération diabolique par Sophia
Film noir fourni d’une très belle lumière presque expressionniste, Seconds dispose également d’une mise en scène audacieuse qui flirte avec l’expérimental, dans le générique de début, ce sont des déformations de visages filmés en très gros plans qui annoncent déjà la distorsion de l’esprit et du corps que va subir le héros, et puis il y a cette caméra fixée sur les acteurs, filmant des yeux en gros plans, un visage ferme et sûr de lui ou au contraire halluciné d’un homme en plein délire, avec ce gros angle presque un fish-eye qui déforme alors les angles et l’arrière-plan, rendant le héros filmé ainsi plus seul encore, mais témoigne aussi d’un état d’esprit particulier. Il y a aussi du psychédélisme typique des années 60, la folie d’une bacchanale, la manière hallucinée de filmer une course-poursuite, l’approche très film d’horreur, de monstre du visage enrubanné de bandes de gaze du héros sortant d’une lourde opération chirurgicale…
Seconds aurait pu être anglais, il aurait pu être un épisode de la série Chapeau Melon et Bottes de cuir, avec ses gros plans hypnotique, son générique de début halluciné, et sa thématique autour de la science folle, mais ça aurait pu aussi être un épisode de la Quatrième Dimension. Ce n’est pas seulement le sujet du film, cette étrange histoire de seconde vie, offerte par une mystérieuse entreprise qui semble vous promettre des choses trop fabuleuses pour être vrai, mais la mise en scène qui place toujours le spectateur en tension, comme dans la course-poursuite dans la gare avec laquelle débute le film. On ne sait pas qui est celui qu’on traque, et le visage du poursuivant ne nous apprend rien, c’est un anonyme au milieu d’une foule traquant un chapeau de feutre clair, qui, parvenant à le coincer dans le train, l’appelle par son nom et lui donne un bout de papier chiffonné, ça pourrait être un billet, ça pourrait être n’importe quoi. Le visage halluciné du pourchassé nous fixe alors, étonné, ahurit, il a le visage d’une bête traquée, piégée entre les phares d’une voiture, sous la visée du fusil du chasseur.
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Au delà de l’aspect film noir, d’une mise en scène qui n’offre jamais de réponses, mais questionne sans arrêt, et cherche à provoquer le même état d’ahurissement chez le spectateur que celui qu’on voit sur les traits de ce héros paumé en plein milieu du film racontant son histoire, il y a aussi cette notion de thriller omniprésente. C’est entêtant, toujours en fond, même dans des scènes en apparence tendre et anodine, il y a toujours cette notion d’inquiétante étrangeté sauf qu’ici, ce n’est pas un fantôme qu’on redoute, mais une vérité dure et amer, implacable. Sous l’idée de cette seconde vie, on sent ici qu’on traite d’une notion bien plus forte et férue, à savoir le rêve américain, l’esprit même de cette liberté, de pouvoir concrétiser nos rêves d’enfance, ceux qu’on vient chercher chez le héros quand il est rendu stone à cause des médicaments, de puissantes drogues, de pouvoir faire tout ce qu’on veut, d’être celui qu’on a toujours voulu être. Et à cette folle proposition, à ce fantasme fabuleux, Frankenheimer répond froidement, implacablement, nous donnant un tourbillon d’angoisse, que ceci est une vaste arnaque, une fumisterie, qu’un tel rêve est impossible, pire, il nous a été chuchoté par une société de consommation qui voudrait nous faire croire que pour être heureux, il faut gagner beaucoup d’argent afin de pouvoir le dépenser. Cette terrible constatation sonne comme un glas, et nous assomme de cette terrible révélation qui se déroule comme un twist mais n’en est pas réellement un, car tout était déjà dit, constaté, et à l’instar du héros nous ne voulions pas l’accepter, on voulait rêver une dernière fois s’autoriser ce rêve qu’on savait déjà condamné et faux.
Replacé à son époque, où planait encore la figure du maccarthysme, temps où le rêve américain se diluait dans une politique et une société qui allait bientôt connaître ses limites. On n’est pas encore aux années des revendications, au moment où l’Amérique va se remettre en cause, mais on s’en approche à grand pas et le réalisateur tente de nous montrer ce qu’il a lui-même compris sur cette société américaine, sur ce piège qui se referme sur les rêveurs, les sentimentalisme, car ici dans Seconds il n’y a pas de place pour la tendresse, elle est manipulée, trouble, violente ou fausse, il n’y a plus de tendresse, plus de sentiment, qu’une douce amertume envers l’être aimé. La société la lui a enlevée, cette tendresse, elle la lui arrache des mains, et fausse son esprit, insinue le doute, distord la vérité. Il ne reste plus qu’un individu troublé, perdu, ne reconnaissant plus rien, se sentant manipulé, il ne pourra rien tenté pour se libérer, car il est déjà trop tard. Il est déjà mort lui dit sa femme. Politique ou non, Seconds évoque sans détour le consumérisme détruisant l’individu, sa vérité, sa nature, son identité, en faisant un pion, un élément recyclable et remplaçable. Un constat qui fait évidemment froid dans le dos, mais qui encore aujourd’hui brille d’un certain modernisme.