Je connaissais Aubenas mais pas Carrère. Maintenant, j'ai envie de lire et voir du Carrère. Parce qu'Ouistreham est un bon film. En fait, ça faisait longtemps qu'un film ne m'avait pas tant ému et pris au coeur. Et dieu sait combien ça fait plaisir de sortir d'une salle de cinéma les yeux humides, les joues rouges, de sentir qu'on est poreux.se au monde, que l'on est vivant.e ! Me voilà donc rassurée, je ne suis pas morte de l'intérieur, il y a des images et des mots qui peuvent me bouleverser. Et c'est bien ça que j'aime, au cinéma.


Si je suppose que l'humanisme et la douceur qui se dégage de ce film viennent en grande partie du texte et du regard d'Aubenas, il ne fait nul doute que Carrère a réussi le paris de retranscrire le positionnement difficile de l'autrice, prise à son propre piège si on puis dire, ainsi que la dure confrontation à la réalité des différences de classe.


Dans ce film, il y a tout.
D'abord, le décor : des zones commerciales et industrielles, moches et grises. Des barres d'immeubles, occupées et vivantes. Le travail difficile et éreintant, le taylorisme (caché mais toujours présent dans notre société, quoi qu'on en dise), la soumission des travailleurs pauvres sans diplômes, la précarité, le rapport de force entre patrons et salariés. Et finalement, la violence du travail sous toutes ses formes, accentuée par les procédures administratives et la numérisation du monde (coucou Pôle-Emploi). Mais aussi, la solidarité de classe, celle des précaires qui savent vivre, s'organiser ensemble et se donner des coups de mains.


Ensuite, le décalage entre la classe dominante, bourgeoise, et la classe prolétaire. Le fossé entre ces deux mondes, celui des pauvres et celui des riches, marqué par la scène où Juliette Binoche croise un ami à elle qui, verre de champagne à la main sur un bateau de croisière, lui parle de voyage en Angleterre et de réunion à New York alors qu'elle est en compagnie d'une collègue femme de ménage qui n'aura jamais accès à ça, ce monde. Ou par cette scène qui, à mon sens, signe le film : Marianne (Juliette Binoche) et son amie Christèle (Hélène Lambert) femme de ménage sont en voiture. Juliette décrit le paysage qui défile avec poésie à son amie qui, trop prise par ses soucis et son quotidien et n'ayant de surcroît, pas de place pour ce genre de pensées, reste interdite. Voilà ce que nous dit cette séquence courte mais très juste : quand certains ne font que survivre en luttant jour et nuit pour se nourrir, d'autres ont le loisir de penser, de poétiser leur quotidien. Voilà la fracture entre les classes : il y a ceux qui survivent et ceux qui ont le luxe de rendre leur quotidien poétique.


Enfin, il y a la misère que l'on cache aux riches.
Ce film montre toutes ces mains qui travaillent dans l'ombre pour que les bureaucrates puissent trouver leurs open-spaces lessivés et vidés de leurs propres déchets chaque matin, pour que tous ces touristes et voyageurs (ceux la même qui ont le luxe de pouvoir rendre leur quotidien poétique) puissent se coucher dans des draps propres chaque nuit... Toutes ces mains et visages que l'on cache aux riches pour que leur vie soit plus douce. Et ça, c'est un positionnement politique, parce que ça dit que c'est pas normal de fracturer la société de la sorte. Nous devons nous émouvoir de ça. Cette injustice, cette négation et mépris pour une frange si importante de la société doit nous révolter.


En guise de conclusion, le personnage de Marianne, écrivaine, prise par l'amitié qu'elle noue avec ses collègues, tente de gommer cet espace entre elles et ces femmes de ménage qui appartiennent à l'autre monde. Elle propose des détours, des moments de détente et de plaisir que celles de l'autre monde ne connaissent pas. Puis, finalement, la réalité la rattrape... Force est de constater que gommer la frontière entre ces deux mondes ne se résume pas à se lier d'amitié... Il s'agit d'une injustice trop profonde, de souffrances trop importantes. Il s'agit du monde de l'ombre qui fait vivre le monde de la lumière, celui de l'opulente indécence qui refuse de voir celui là même qui le fait exister. Et c'est peut-être pas de ponts dont on a besoin, mais d'un vrai bouleversement.


On est loin du tourisme ou du voyeurisme.
Ce film ne nous donne pas non plus de leçon.
Il est fin et violent.

Lenarines
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le 16 févr. 2022

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Lenarines

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