Il y a une dizaine d’années, Florence Aubenas, journaliste, s’était inscrite sous un faux nom à Pôle emploi et avait vécu plusieurs mois en tant que femme de ménage sur les ferrys reliant la France à l’Angleterre : Quatre-vingt-dix minutes d’escale durant lesquelles il faut nettoyer les quatre-cents couchettes (parfois archi dégueulasses), faire chaque fois les deux lits respectifs et récurer les chiottes. Un travail ingrat, nocturne, payé au Smic, réalisé par ceux qui n’ont rien, pas même une voiture pour les emmener aux quais. Cette immersion, Florence Aubenas en a tiré un livre, Les quais de Ouistreham, dans lequel elle relate ces difficiles conditions de vie et de travail, de ces femmes invisibles, devant supporter quotidiennement humiliations et cadences infernales.


Emmanuel Carrère, écrivain reconnu (dont c’est seulement le deuxième film de fiction, après La moustache en 2005) s’en empare, en respectant doublement le dispositif : Y injecter une femme écrivain qui sera incarnée par une actrice reconnue, Juliette Binoche, plongée au milieu d’acteurs non professionnels. Ouistreham sera un vrai film social, prenant acte aussi, en permanence, de l’ambiguïté de ce dispositif d’infiltration : Cette femme, rebaptisée ici Marianne Winckler, investit ce quotidien précaire jusqu’au bout, afin de rendre compte de sa précarité, mais fondamentalement elle peut quitter cette précarité à tout moment, ce qui n’est pas le cas de ceux qui le vivent vraiment, problème soulevé par la conseillère de Pôle emploi qui l’a gaulé (dans le livre d’Aubenas aussi, il me semble).


C’est donc ouvertement une fiction, mais nourrie par le documentaire tant tout ce qu’on y voit fait vrai, documenté, jusqu’aux interactions, situations, visages de chacun. À ce petit jeu, l’une d’elles, qui campe Christelle, se détache. Sur deux niveaux : D’une part, Marianne le mentionne, l’écrit (le film utilise régulièrement sa voix en off pour narrer ce qu’elle rapporte dans son livre) : Christelle est une formidable matière a document et à fiction. D’autre part car Hélène Lambert (agent d’entretien dans la vie) c’est bien simple, est une révélation. Un astre dans la nuit. Une étoile abimée, entière, mystérieuse, bouleversante.


Le film avait tout pour se casser la gueule – l’écrire est une chose, le filmer une autre – mais il tient de bout en bout, puisque Carrère filme à la bonne distance, avec toujours cet esprit auto-critique et pose en permanence la question de la légitimité de ce personnage écrivain : Juliette Binoche est incroyable, comme on ne l’avait jamais vu, au point qu’on oublie nous aussi par instant qu’elle est actrice, tant elle se fond dans le quotidien précaire de ces femmes. C’est vertigineux. Et le film est fort aussi sur le terrain du thriller, tant on angoisse du moment où le personnage sera découvert, ne sera plus perçu comme une amie de galère mais comme une bourgeoise jouant ce rôle. Par ailleurs le final est bouleversant, lumineux oui, d’une grande sécheresse aussi. La fin parfaite.

JanosValuska
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le 28 févr. 2023

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JanosValuska

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