Lorsqu'Oliver Stone avait écrit le scénario de Scarface, il l'avait pensé de manière très nerveuse, violente et réaliste. Il avait été surpris par la réalisation de De Palma : ample, structurée, majestueuse, classique comme de l'opéra, alors qu'il avait écrit un thriller.
Cette différence de ton entre les deux cinéastes est tout à fait remarquable dans leurs films sur le Vietnam. Stone, caméra à l'épaule, réalisation tendue et brutale comme son histoire ; De Palma, maîtrisé et esthétique dans ses travellings avec grue, sa photo, ses acteurs, que d'oscars aurait-il mérité !


Leurs films se ressemblent en ce qu'ils montrent la guerre du point de vue psychologique des soldats et de leurs moralités ébranlées. Stone parle à partir de sa propre expérience ; De Palma d'un article du New Yorker, tiré d'une histoire vrai. La musique d'Ennio Morricone, moins complexe mélodiquement que l'adagio de Samuel Barber, n'est pourtant pas moins belle, ni poignante. Enfin, Dale Dye joue le capitaine dans les deux films.


En bon disciple d'Hitchcock, De Palma ne défend aucune thèse ; fait de l'art pour l'art. Si Stone opposait l'humanité de ses personnages à leurs propres barbaries, à leurs pulsions sauvages de destruction, De Palma, qui partage avec Stone un goût pour les effusions de sang et les orgies bestiales, a pour sa part bien trop conscience du pouvoir de manipulation qu'ont les images pour asséner une morale à ses spectateurs. "Le cinéma ment 24 fois par seconde" disait-il en paraphrasant Godard.


Hitchcock disait que le cinéma du futur serait une machine faite de fils branchés à un cerveau qui lui procureraient une gamme d'émotion à partir de boutons. Mais cette manière de concevoir l'art sent le vulgaire mécaniste, et ignore que le style chez l'artiste, ainsi que le disait Proust, n'est pas un problème de technique, mais de vision.


Assagie, remise des excitants de sa jeunesse à base de coke, musique à fond, femmes à poils et frayeurs sanguinolentes, la virtuosité de sa réalisation n'est jamais plus belle que lorsque, discrète, elle se met au service du propos. Une beauté formelle qui voile ce qu'il y a d’horriblement laid chez l'homme. La justesse des personnages n'a rien à envier à Dostoïevski ou Maupassant.


Une scène marquante : la nuit, les soldats kidnappent une jeune fille dans un village, pour la violer. Toute sa famille se déchire en pleurs. Plan suivant : l'ombre des soldats sur un magnifique lever de soleil rouge. On pense alors à Nietzsche :



La nature, cruelle dans sa sérénité ; cynique dans ses levers de soleil. Nous sommes hostiles aux émotions. Nous nous réfugions dans les lieux où la nature parle à nos sens et à notre imagination, où nous n'avons rien à aimer, où rien ne nous rappelle les apparences morales et les délicatesses de cette nature du nord ; de même dans les arts. Nous préférons ce qui ne nous rappelle plus le "bien" ni le "mal". Notre susceptibilité morale, notre vulnérabilité est comme soulagée au coeur d'une nature terrible et heureuse, dans le fatalisme des sens et des forces. La vie sans bonté.
Ce qui nous fait du bien, c'est de voir l'indifférence grandiose de la nature à l'égard du bien et du mal.
Nulle justice dans l'histoire, nulle bonté dans la nature ; c'est pourquoi le pessimiste, s'il est artiste, recherche dans les faits historiques ceux où l'absence de justice elle-même se montre avec une grandiose naïveté, parce que la perfection s'y exprime ; et dans la nature il recherche les lieux où son caractère de méchanceté et d'indifférence se montre sans voile, où elle manifeste le mieux son caractère de perfection... L'artiste nihiliste se trahit en voulant et en préférant l'histoire cynique, la nature cynique.


Créée

le 6 avr. 2018

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Boris Villar

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