Ce n’est un secret pour personne : Edouard Baer se contente, depuis qu’il est apparu sur les ondes de Nova il y a plus de 20 ans, d’être lui-même, sachant pertinemment que son charme sa capacité à broder des phrases sur le néant suffiront à le faire briller. L’improvisation, l’enthousiasme, un humour hors norme et un sens du décalage acéré, lui permettent de faire de chacune de ses intervention un sketch incontrôlable, au point que ses participations aux émissions formatées de promo sont à la fois savoureuses pour le spectateur et redoutées par les animateurs aux commandes.
Ouvert la nuit ne parle pas d’autre chose : l’alter ego de Baer, Luigi, est ici un directeur de théâtre embarquée dans une nuit blanche durant laquelle il s’agira d’assurer le bon fonctionnement de la première du lendemain. Il sera question d’un singe, d’une grève, et de récolte de fonds.
Le format du long métrage est toujours un risque, sur deux points en particulier : l’essoufflement possible, surtout face à la frénésie d’un tel énergumène, et les exigences d’une intrigue qui verrait un retour sur les rails d’un dénouement, voire d’une morale.
Edouard Baer évite les deux avec aisance. Pour ce qui est du rythme, à quelques rares temps morts près, il parvient à cadencer sa virée nocturne par une géométrie variable particulièrement bien ciselée : des scènes collectives de beuverie aux face à face, d’une immersion clandestine dans la ménagerie du Jardin des plantes à la visite attendue de la vielle rombière qui lui sert de mécène, la diversité s’impose et les échanges se renouvellent en permanence. Les premières scènes, plans-séquences dans un corridor du théâtre où chaque porte s’ouvre au passage du protagoniste pour une nouvelle revendication, donnent le ton : Baer marche, les autres tentent de l’accrocher, sur une musique cuivrée qui rappelle celle des films de Kusturica.
Quant à l’évolution du personnage, il s’agit surtout de démontrer qu’elle n’adviendra pas : alors que tout le monde, à un moment ou à un autre, lui dit ses quatre vérités, Luigi ne cesse jamais d’être lui-même, à savoir menteur, pique assiette, manipulateur, beau parleur mettant dans l’embarras quiconque le suit. Certes, le film contribue à transformer ce culot en une forme de poésie, et l’on retiendra des idées saugrenues (un metteur en scène japonais harcelant Galabru, ici dans son dernier rôle, pour qu’il ne fasse strictement rien, une demande en mariage d’anthologie) de splendides saillies coutumières du saltimbanque, comme celle sortie à son banquier qui lui explique n’être qu’un gestionnaire de compte, et aux marges limitées quant à la possibilité de lui accorder une rallonge : « Gestionnaire de compte ? Mais c’est formidable J’aimerais être gestionnaire de compte, la vie ne l’a pas voulu ». Ses duos avec Tautou, mais surtout Sabrina Ouazani, sont efficaces parce qu’ils paraissent toujours obéir à cette logique de l’improvisation, au point que la première semble au départ avoir un peu de mal à suivre cette spontanéité. Mais c’est la lucidité qui permet au récit de se maintenir : on n’esquive pas les limites du personnage qui s’efface subrepticement pour rendre attachant les guerriers silencieux qui lui sont fidèles, charmés mais pas toujours dupes : la scène avec ses filles vient remettre les pendules à l’heure, sans qu’une ébauche de rédemption soit envisagée.
Le miroir que Baer se tend à lui-même est donc d’autant plus séduisant qu’il capte aussi quelques zones d’ombre. Sa nuit blanche n’est pas l’aboutissement d’une quête, mais bien le reflet d’un jour comme un autre, durant lequel l’individu fait avec qui il est ; il grappille, s’esquive, et laisse derrière lui des traînées éphémères d’étoiles.