[Critique à lire après avoir vu le film]
L'argument n'est pas banal : deux conductrices se retrouvent face à face dans une ruelle étroite, aucune des deux ne veut reculer. Voilà qui met en émoi la petite communauté des habitants de cette rue. Emma Dante va nous conter ce face à face impitoyable, ces deux déterminations qui se toisent, alors qu'autour on s'agite.
Ces deux femmes viennent l'une et l'autre d'ailleurs : Samira est une immigrée albanaise récemment endeuillée de sa fille, belle mère de Nicolò, l'une des figures historiques du quartier ; Rosa, déjà subversive en tant que lesbienne, vient des beaux quartiers - on la surnomme "Madame prout-prout" -, elle est venue accompagner sa petite amie à un mariage. Toutes deux incarnent donc l'étranger, dans une rhétorique assez convenue sur la xénophobie populaire.
Le défi était de tenir la durée d'un long métrage sur un pitch aussi simple. Emma Dante va donc nous donner à voir la réaction du quartier. Les hommes en prennent pour leur grade : une bagarre d'abord avec d'autres automobilistes qui dégénère en blessure au ventre, puis l'organisation d'un pari sur celle des deux têtues qui cèdera en premier. Les femmes se perdent en commérages mais savent aussi se montrer généreuses, l'une d'elles apportant un plat de pâtes à chacune des duellistes. Les hommes machos, les femmes papoteuses, le langage avec les mains, les sacrosaintes pâtes, le côté frondeur des Italiens (la rue comporte deux numéros 5, on fait ici ce qu'on veut) : le tableau ne bouleversera pas l'image d'Epinal que l'on se fait du "Macaroni". Deux personnages se détachent du lot : le jeune Santo, le seul à qui la vieille consent à parler, et Clara, la compagne de Rosa. Le scénario les charge de dialoguer avec chacune des obstinées. Ils auront droit à une escapade en centre-ville, Santo tentant maladroitement sa chance. Pas sûr que cette séquence serve beaucoup le propos, de même que la toute première, filmée en mer. Mais il faut bien meubler pour justifier un long métrage... On sent qu'Emma Dante s'est ingéniée à imaginer des péripéties pour faire vivre son affrontement : de la glace qui dégouline de la voiture, Samira qui tamponne la voiture d'en face, un chien qui saute sur le capot, Rosa et Clara qui s'embrassent à l'arrière de la voiture. Un peu laborieux.
Par ailleurs, pour figurer son duel, Emma Dante y va à la truelle : gros plans sur les visages durs de l'une et de l'autre, symétrie des attitudes (chacune jette son assiette de l'autre côté du mur), parodie de Sergio Leone (sans musique heureusement). Restent quelques bonnes idées : le filet d'urine qui s'écoule de l'une et de l'autre à la place du sang qu'aurait généré un duel d'hommes, la rue qui s'élargit au fur et à mesure du film pour faire sentir que le problème n'était pas l'étroitesse de la voie.
Et, surtout, le plan final, superbe idée : après avoir tenu en haleine le spectateur une heure durant avec une situation bloquée, la délivrance, sous la forme du peuple qui court vers la voiture de Samira tombée dans le vide. Très long (d'autant plus que la chanson accompagnant la scène est assez crispante) mais signifiant.
Bien aussi que la réalisatrice n'ait pas cherché à expliciter les motivations des deux duellistes, offrant à chaque spectateur l’opportunité de se laisser travailler par cette question. Mon avis : Samira cherche à imposer sa légitimité dans le quartier, après le décès de sa fille qui la remet forcément en cause ; Rosa a agi sous l'effet de l'énervement (on l'a vue se disputer avec sa compagne, évoquant même la rupture) et ne veut plus ensuite perdre la face. Ainsi se déclenchent, parfois, des guerres.
Résumons : quelques bonnes idées, un projet aussi ambitieux qu'original. Trop pour une cinéaste débutante ? On peut le penser, car l'ensemble ne convainc pas totalement. Emma Dante, metteuse en scène de théâtre, a expliqué que ce projet, né d'un fait divers, ne pouvait être réalisé qu'au cinéma puisque la route, la strada, y joue un rôle central. Elle a commencé par en faire un roman (Via Castellana Bandiera) avec l'idée de l'adapter ensuite au grand écran. Même si son film est honorable, la preuve est faite (une fois de plus) qu'on ne s'improvise pas Fellini : cette strada-là ne fera pas oublier l’autre.