Les (souterrains et magnifiques) mouvements de panique
Proposez un film français de 1946 à deux spectateurs, l'un vieux cinéphile bourlingueur et l'autre jeune blockbusterophage intrépide, et ils auront l'un et l'autre de bonnes et de mauvaises raisons pour accepter (avec enthousiasme) ou refuser (avec véhémence) la séance.
Le premier, curieux, appréciera à l'avance la possibilité de découvrir une nouvelle fois la France de l'immédiat après-guerre à travers son quotidien pittoresque, ses décors disparus et les habitudes d'un temps à la fois terriblement familier et totalement étrange. Et puis, surtout, il sera ravi de retrouver un film de Duvivier qui figura, des années 30 à 50, parmi les réalisateurs choyés du public français et international.
Le second pestera contre une réalisation au rythme propre à ces années de production, redoutera une morale datée, s'insurgera contre une intrigue qu'il devinera lisse et délicatement surannée comme l'idée qu'il se fait du cinéma d'après-guerre.
Si l'on peut trouver un peu de vrai dans ces deux condensés d'apriori, voir quelques minutes de "panique" suffit à se convaincre que l'ensemble est surtout extrêmement réducteur. Une somme de postulats bien minces face à l'épaisseur de l'œuvre.
Certes, l'esprit de clocher (même si nous sommes en ville: les quartiers étaient, entre deux guerres, comme autant de petits villages) qui plane sur les débats est fidèle à l'image que nous nous faisons de l'époque, mais très vite une question se pose: pourrions-nous encore voir un personnage comme celui de la prostituée tenir un rôle aussi central et banal aujourd'hui ? Attention, je ne dis pas qu'une fille, de nos jours, dont la profession consiste à arpenter le trottoir, ne soit pas capable d'appartenir à une communauté de quartier. Par contre, pourrions-nous la voir représentée avec un tel naturel dans un film de 2014 ? Cette question est bien plus ouverte qu'on pourrait le croire.
L'exemple, en tout cas, est un superbe ticket d'entrée pour pénétrer dans la complexité des thématiques qui serpente sous l'apparente simplicité des choses. Rester à la surface de cette apparence serait offrir une victoire digne de Pyrrhus au jeune amateur de fausse modernité décrit plus haut.
Parmi tous ces thèmes, s'impose celui, a priori mille fois rebattu, du rejet de la différence. Ce que nous apprend le film de Duvivier basé sur un scénario de Simenon, est comment ce rejet se cristallise. Cette lumière crue posée sur la médiocrité des comportements humains fait toute la force du récit. Le rejet n'intervient pas tant parce que monsieur Hire (campé pléonasmement bien par Michel Simon) est différent. Après tout, la petite troupe du quartier et de l'hôtel supporte plutôt bien le vieux bonhomme solitaire et un peu distant tant que le drame n'est pas survenu. Mais c'est au moment où la communauté, acculée et défaillante, se montre incapable d'imaginer qu'un meurtrier puisse se cacher en son sein, que les choses déraillent.
A l'instar d'une partie de nos contemporains qui ne veulent réaliser que plus de 80% des crimes actuels sont l’œuvre de proches (famille, voisins, amis), le français moyen des années 40, si joliment dépeint par le couple Duvivier-Simenon (et même s'il sort d'une guerre qui va remettre en cause toutes les idées que nous pouvions jusqu'alors nous faire sur l'homme), ne peut s'imaginer trinquer avec le bourreau de la pauvre victime pleurée par chacun.
Voilà pour le fond d'un superbe film dont la forme se met au diapason des qualités soulignées jusque-là, et qui en épouse jusqu'à la discrétion, ce qui est la marque des grands. Le réalisateur met l'admirable photo de Nicolas Hayer, aux effets très contrastés, au service d'une intrigue qui sait alterner les moments doux (Hire absolument touchant quand son vieux cœur de misanthrope s'ouvre enfin) et les impressionnantes scènes de foules et d'acrobaties finales.
Julien Duvivier, pour qui il s'agira d'un retour en France après une période américaine réussie, ne rencontrera pas le succès qu'il connut avant son départ. Au contraire, l’œuvre connut un échec retentissant. De fait, les thématiques sociales développées ici ne sont pas du goût d'un public plutôt avide, et on peut le comprendre, de divertissements exempts de miroirs tendus leur renvoyant trop précisément le portrait d'une population encore emprunte de doute, de culpabilité et de mauvaise conscience hurlant à longueur de film: "le salaud, c'est l'autre !"
Pourtant, la qualité et probité de l'ensemble de l'entreprise sont entièrement attestées quand on apprend que le scénario original fut vendu par Simenon en 1943, pour pouvoir verser l'argent perçu au fond des prisonniers de guerre de la deuxième guerre mondiale. Quand à Duvivier, qu'on se rassure, il retrouvera le chemin du cœur de ses compatriotes quand lui viendra l'idée de mettre en scène les aventures d'un petit curé de campagne italienne aux prises avec un maire communiste moustachu.