Il nous aura fallu du temps… Le temps de prendre le pouls des premières réactions publiques après le triomphe cannois, le temps de prendre du recul après tant d’attente et l’inévitable enthousiasme du visionnage dans une salle pleine et trépignante, le temps de replacer ce nouveau long-métrage dans la carrière déjà très riche de son auteur de génie, afin d’en estimer l’importance ou non. C’est donc plusieurs semaines après sa sortie que nous revenons enfin sur Parasite, la palme d’Or de Bong Joon-Ho.
Il y a de ces films qui par leur ampleur, mais aussi par l’enthousiasme qu’ils suscitent, en finissent par devenir intimidants. On les appelle « cathédrales » quand on veut mettre les formes, mais chez nous, ce sont plus simplement de « gros morceaux ». Ainsi, nos lecteurs les plus assidus pourront observer que notre rédaction a pu passer à côté des plus gros morceaux de ces dernières années, l’absence la plus inacceptable étant celle de Mad Max : Fury Road (George Miller, 2015) qu’aucun de nos chroniqueurs n’a eu le courage d’aborder lors de sa sortie en salles. Pourtant, on peut arguer que ces absences ne sont pas dues qu’au caractère imposant des œuvres en question, et encore moins à un manque d’assurance de notre part. On peut y voir tout simplement un modeste aveu d’impuissance. En clair, sur certains objets, il n’y a peut-être pas tant de choses à dire que cela. Que dire face à la perfection d’un travail comme Fury Road, face à l’accomplissement absolu d’un auteur en pleine possession des moyens dont il dispose ? Quand un film dit ce qu’il a à dire, et qu’il le dit dans la forme la plus accomplie imaginable, le travail critique se complique considérablement. Quand tout est dedans, ils ne nous reste plus qu’à vous inviter à le voir, et à vous y référer directement pour y trouver les réponses à vos potentielles questions. A plus d’un titre, Parasite fait partie de cette catégorie. Non pas que son importance soit de l’ampleur du film de Miller – incontestablement, ce n’est pas le cas – mais il est en tous points un objet parfait accomplissant de la première à la dernière image l’intégralité de ses objectifs. Depuis toujours, Bong Joon-Ho nous avait habitué à de passionnantes aspérités dans lesquelles il était incroyablement stimulant de s’engouffrer. Tous ses précédents travaux jouaient radicalement avec les ruptures de tons et la frontière du bon goût ce qui, en plus de les rendre souvent émouvants, en faisaient de passionnants objets d’intellectualisation. En cela, il était finalement bien plus facile d’écrire sur Okja (2017) par exemple, œuvre obèse, retorse, contradictoire mais aimable aussi pour toutes ces raisons. Le manque d’aspérités de Parasite a pu apparaître pour certains comme une absence de mystère et donc comme la limite d’un long-métrage jugé comme certainement brillant mais moins vertigineux que Memories of Murder (2003) ou The Host (2006).
L’accueil dithyrambique à Cannes, l’immense succès en salles, semblent avoir paradoxalement renforcé ces réserves et donné du grain à moudre aux réfractaires. Si j’ai personnellement du mal à entendre les fines bouches devant une telle réussite, au moins formelle et nous y reviendrons, on peut les comprendre. L’unanimisme autour de la sortie de Parasite peut pousser à la prudence, mais certains arguments interrogent. Jean-Marc Lalanne des Inrocks disait dernièrement par exemple au Masque et la Plume que le long-métrage semblait avoir été écrit par un « algorithme à palme d’or », soulignant le fait que pour lui le choix du jury était des plus convenus. Il n’a pas tout à fait tort sur la dimension au moins attendue de ce prix, car au vu des premières réactions du public cannois et des principaux pronostics, il y avait fort à parier que le Coréen obtiendrait la récompense suprême. En revanche, sur son allégation de calcul cannois dans l’écriture du cinéaste, soit il se trompe royalement, soit l’époque a changé, et, pour nous, changé en bien. Car, bien qu’on lui préfère les errements métaphysiques et grotesques de Memories of Murder, la fresque hirsute et bouleversante qu’est The Host, ou même le nihilisme furieux de Snowpiercer, il est tout de même difficile d’être bégueule devant ce Parasite, sa précision d’orfèvrerie dans la mise en scène, son sens inouï du tempo, sa direction implacable et l’incontestable jubilation qu’il procure. Les projections dans des salles pleines de cette nouvelle Palme d’Or doivent tous nous réjouir rien que parce qu’il est aujourd’hui trop rare de participer à ces expériences de trépignations collectives. Ce devrait être, par exemple, l’objectif premier de toute production d’horreur qui se respecte – un flippant et joyeux tour de train fantôme au premier degré – et à ce niveau, Bong remet tout le monde à sa place, à commencer par Jordan Peele et son lamentable Us, renvoyé en un plan extraordinaire – l’apparition de deux yeux dans l’obscurité – au rang des petits pets foireux de l’Histoire du cinéma de genre, incapable de tenir leur concept fort plus de 10 minutes. Si Parasite est le projet le moins « genré » de son réalisateur – le plus chabrolien d’une certaine façon ou qu’on pourrait même analyser comme un remake du Théorème de Pasolini – celui-ci tient son concept jusqu’au bout et s’y affirme peut-être comme le plus grand metteur en scène de genre du monde, au sens premier du terme. Tout comme il est le plus brillant tritureur des registres alternés, cognés entre eux, passant aisément de la comédie bouffonne à l’horreur pure, de la satire grossière et virulente au ludisme enfantin (génial personnage d’enfant) jusqu’au mélodrame dans sa conclusion. Tout cela a été dit, redit, nous nous y attardons donc moins.
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