Après deux incartades américaines tout frais payés par Hollywood et Netflix, Bong Joon-ho est revenu chez lui tourner son nouveau film en y retrouvant l’acuité et la cruauté de ces premières grandes œuvres qui égratignaient si bien les codes et les valeurs de son pays (Memories of murder et Mother). Et sur ce point, Parasite égratigne lui aussi, il égratigne en profondeur, à l’os et jusqu’au sang, littéralement. Ce jeu de massacre entre classes sociales ressemble à du Chabrol sous corydrane. C’est une Cérémonie abracadabrantesque (et tout aussi féroce) où ce ne sont plus la parole ni les mots (ou leur incompréhension, ou même leur absence) qui déclenchent la vindicte mais, plus prosaïquement, l’odeur. On ne méprise plus en sermonnant, mais en se bouchant le nez, en se plaignant des remugles rances de son personnel.
Parasite va de surprise en surprise, et bien malin celui qui parviendra à savoir où Bong Joon-ho, à mi-parcours et après avoir patiemment mis en place une mécanique scénaristique qui ne demande plus qu’à s’emballer (et qui s’emballera, évidemment), a décidé de nous mener tant les perspectives narratives sont inattendues et multiples. Outre ce foisonnement dans les enjeux et dans les thèmes, Bong Joon-ho offre aux spectateurs un pur plaisir esthétique en s’appropriant avec maestria les espaces (comme il avait déjà su le faire dans Le transperceneige) qui culminera lors d’une longue scène de cache-cache nocturne qui, entre théâtre de boulevard et home invasion, investie chaque volume et chaque recoin d’une immense maison design tout en béton, en verre et en lignes droites.
Maison-monde où vont se jouer (et se révéler) les habituelles vérités de la comédie humaine et d’un réel plus que jamais fracturé (cette bonne vieille fracture sociale, désormais ouverte en un gouffre) comme est fracturé un crâne. Et ce sont ces espaces, ces vides et ces pleins qui, l’air de rien, structurent et altèrent le récit de Parasite, ces espaces que l’on découvre, qu’il faut pouvoir occuper et posséder, dans lesquels il faut pouvoir s’immiscer, dans lesquels on se dissimule, on se terre, on vit à l’aise ou comme on peut. D’une grande demeure architecturale à un appartement miteux à moitié enterré, des ruelles dédringolantes de la ville à des lieux secrets qui ne le seront plus, Parasite recycle le schéma classique d’une sorte d’atavisme vertical (suggérant même la théorie du ruissellement lors d’une impressionnante séquence d’inondation), d’une bourgeoisie éternellement nichée dans les hauteurs rassurantes de la métropole (la maison à laquelle on accède par une rue en pente qu’il faut gravir, puis par un escalier) et de la masse grouillante des pauvres survivant en bas, au ras du sol, mis à l’écart, sans espoir et sans Wi-Fi.
Pour cela, Bong Joon-ho décline le motif de l’intrusion à tous les niveaux, qu’ils soient intellectuel et social ou qu’ils s’établissent sur un plan physique (caves, escaliers, tunnels, sous les lits ou sous les tables…), et celui des rapports viciés (par la feinte ou par l’effluve) en observant jusqu’à l’implosion une famille d’arnaqueurs prêts à tout obtenir d’une famille de nantis prêts à tout gober. Mais comme les meilleurs plans, selon le père escroc, sont ceux où il n’y a justement pas de plan, le hasard et les embûches viendront redistribuer les cartes de l’appropriation et de la combine. Et si ce n’est cette conclusion inutile et ce début qui patine un peu, et si ce n’est qu’ici le trait y est sans doute plus forcé (mais puisqu’on est aussi dans la farce…) que dans Memories of murder ou Mother, Parasite se fait la chronique implacable et jubilatoire, puis finalement tragique, de nos sociétés élevant oppositions et inégalités au rang de nouvelle sélection naturelle.
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