René Clair en quelques films : mouvement, modernité, vitalité

À l'occasion de la ressortie en DVD de quatre films de René Clair : Entr'acte, Paris qui dort, Le Dernier Milliardaire et Le Silence est d'or, j'ai pu entrer pour la première fois dans l'univers cinématographique de ce metteur en scène aujourd'hui méconnu. Pourtant, il y a plein de belles choses à voir et plutôt que de publier mes petits avis indépendamment (étant trop courts à mon goût pour en faire des critiques à proprement parler), j'ai décidé de les regrouper ici afin, par ailleurs, de pouvoir constater l'évolution du cinéma de René Clair sur les 23 ans que couvrent ces quatre œuvres. En espérant vous donner envie d'aller y jeter un coup d'œil.



Entr’acte : une friandise absurde pour bien débuter



Pour apprécier la vue d’ensemble de la filmographie de René Clair que ces quatre œuvres permettent, mieux vaut les découvrir – et donc les étudier – dans l’ordre chronologique. Tout d’abord vient Entr’acte, en 1924, première réalisation de René Clair avec au scénario Francis Picabia et à la musique Erik Satie en personne, ni plus ni moins. Ce moyen-métrage de près de trente minutes fut une commande projetée entre les deux actes du ballet Relâche des Ballets Suédois, dont la première eut lieu le 4 décembre 1924 au Théâtre des Champs-Élysées. Dans un style unique pour l’époque, René Clair met en scène des événements lorgnant vers l’absurde au détour d’une galerie de personnages farfelus (on peut d’ailleurs apercevoir Marcel Duchamp et Man Ray en train de jouer aux échecs sur le toit d’un immeuble). Techniquement, le cinéaste se fait plaisir : sa caméra virevolte, les effets de flou s’accumulent, les rotations de l’image et autres superpositions de plans en fondu sont légion, le montage est frénétique. Si l’on a du mal à voir où tout ceci peut bien mener durant une dizaine de minutes, la seconde moitié du métrage nous embarque dans une course-poursuite effrénée époustouflante de maîtrise technique, où un cortège tentera tant bien que mal de rattraper un corbillard lancé à toute allure sur les routes pentues de la ville. Par un sens certain du suspens et de la montée en tension, sans oublier le comique de la situation, Entr’acte est un pur divertissement qui amuse et s’amuse à tenter toutes sortes de choses encore inhabituelles pour l’époque, donnant même lieu à quelques séquences d’une poésie étonnante (la danseuse étoile filmée par dessous, les sauts au ralenti, etc.). Une excellente mise en bouche avant de s’attaquer à des œuvres plus ambitieuses.



Paris qui dort : modernité et folie du mouvement



Durant cette même année 1924, René Clair réalise son premier long-métrage : Paris qui dort. Partant d’un postulat de départ très alléchant – presque de science-fiction –, le metteur en scène propose un film à la fois héritier des grands de son époque et éminemment moderne. Un matin, le gardien de nuit de la Tour Eiffel se rend compte, en redescendant de son perchoir, que Paris s’est figé pendant la nuit : plus aucun mouvement, les gens sont pétrifiés telles des statues de pierre, comme si le temps s’était subitement arrêté et qu’il était le seul à y avoir échappé. Au Paris en ébullition et en mouvement perpétuel s’oppose ce monstre métallique qu’est la Tour Eiffel, témoin statique et immortel du flux de la vie qui s’écoule sous ses yeux. René Clair renverse ce paradoxe : l’entièreté de la ville devient inerte et immobile, et la Tour Eiffel se transforme en dernier bastion du vivant et de l’animé (c’est de là que le personnage échappe au phénomène, c’est encore là-haut que lui et les autres rescapés qu’il rencontrera iront passer leur journée, manger, fumer et se divertir). Paris sera dès lors filmé pour la majorité du temps en plans fixes, alors qu’à l’inverse, la Tour Eiffel sera presque toujours filmée par une caméra en mouvement – en témoigne ce travelling vertical absolument merveilleux montrant le gardien descendre les escaliers de la structure à toute vitesse, dévoilant en arrière-plan la ville endormie.


Ce genre de scénario invite forcément à la contemplation mélancolique d’une vie disparue, faisant naître une impression de solitude et un silence de plus en plus pesants. Le déroulement des événements est on ne peut plus classique, mais pour un film sorti en 1924, difficile de lui en tenir rigueur tant il fait au contraire figure de précurseur du genre : 1. la découverte effrayante du phénomène ; 2. la relativisation de sa condition ; 3. l’exploitation d’une liberté absolue et ses excès (l’impression de se faire le « maître du monde ») ; 4. l’arrivée de l’ennui, l’absence de but et l’errance existentielle qui en découle ; 5. la découverte accidentelle de la source du phénomène, et donnant donc un but au protagoniste ; 6. résolution et retour à la normale. L’histoire n’a rien de très surprenant, et convoque d’ailleurs des stéréotypes bien connus du cinéma d’alors (le savant fou « caligarien », la secrétaire mystérieuse, le protagoniste très « keatonien »), mais qu’importe : Paris qui dort est un film-concept qui se suffit à lui-même, et dont l’intérêt dépasse largement le cadre de son scénario. Car ne serait-ce pas là une forme de mise en abîme du cinéma, où le personnage, à l’image du réalisateur, se lance à la poursuite du mouvement et cherche à donner vie à des scènes pas encore animées (au restaurant, sur un banc, dans une calèche) ? Et la Tour Eiffel d’incarner cette modernité érigée en rupture avec l’ancien monde qui, à l’heure du cinéma et donc de l’art du mouvement, est condamné à mourir et donc à s’arrêter – littéralement, physiquement, et symboliquement.



La Tour : un poème architectural



Quatre ans après Paris qui dort, René Clair réalise un court-métrage consacré cette fois-ci exclusivement à la Tour Eiffel. Plus aucune âme qui vive, mais une autopsie chirurgicale et poétique de cette entité que sa caméra rend presque vivante. La Tour est une ascension d’un quart d’heure de la Tour Eiffel, durant laquelle le spectateur contemple les rouages, les mécanismes, l’ingéniosité de la structure, suivant la montée depuis l’intérieur (caméra placée dans l’ascenseur) ou au contraire depuis l’extérieur. Puis vient la redescente, avant de conclure sur une vue finale de la tour, de loin, offrant une vue d’ensemble sur la structure dans son entièreté après avoir passé quinze minute à l’examiner dans ses moindres détails. Un court-métrage assez fascinant au vu de la manière dont c’est filmé, avec des mouvements lents, fluides, bien que la chose soit assez rébarbative sur la durée. Certains parlent de « poème métallique » pour qualifier ce film, et c’est sans doute l’un des meilleurs qualificatifs qu’on puisse lui attribuer, tant le cinéaste semble exprimer sa fascination pour cet édifice qui se passe de mots.



Le Dernier Milliardaire : un échec financier et comique



Jouissant d’une restauration 4K fraîche de l’année 2019, Le Dernier Milliardaire est pourtant – et de loin – le film le plus faible de cette sélection. René Clair se lance dans une comédie burlesque visant à tourner le fascisme et le capitalisme en ridicule : on montre la décrépitude politique et économique de l’Europe, la crise démocratique et l’émergence de la figure de l’homme providentiel. L’action se passe dans une principauté d’opérette, avec des personnages volontairement caricaturaux et théâtraux mais qui finissent par être un poil agaçants. Certes, la farce permet une satire acerbe de la propagande, du pouvoir, de la fracture entre les différentes classes sociales, tout en conservant une grande légèreté qui permette de rester du côté de la comédie vaudeville. Mais là est peut-être le problème : à traiter ces sujets avec autant de pitreries et de puérilité, René Clair ne parvient pas à donner de force à son propos et l’ensemble tourne rapidement en rond, malgré quelques trouvailles savoureuses trop rares sur la durée. D’ailleurs, à sa sortie en 1934, on qualifia le film « d’antifascisme naïf », témoignant de ce déséquilibre entre comédie et sujets graves, qu’un Lubitsch parvenait à la même époque à parfaitement manier, par exemple. L’échec financier du film peut s’expliquer en partie par ce décalage trop important avec les codes de la comédie française de l’époque, lorgnant davantage vers le comique des Marx Brothers et du cinéma américain en général. Pas grand-chose à dire sur Le Dernier Milliardaire, finalement , qui invente peu et se répète beaucoup, malgré son sujet épineux et ses décors très réussis (récupérés à partir de ceux des Misérables de Raymond Bernard sorti la même année).



Le Silence est d’or : le retour en grâce d’un exilé



Le Silence est d’or marque le retour de deux grandes figures du cinéma français : René Clair, qui réalise ici son premier film français depuis son exil aux États-Unis durant la guerre ; Maurice Chevalier, que l’âge avait petit à petit éloigné des premiers et rôles et qui revient ici au sommet de sa forme, lui qui n’avait plus joué depuis 1939 (malgré des récurrences chez Lubitsch, Cukor, Tourneur ou encore Duvivier dans les années 30).


Cette œuvre est un véritable hommage à ces années 1890 durant lesquelles René Clair grandit, mais surtout où le cinématographe vit le jour. Dès le départ, un homme harangue les foules pour les inciter à venir découvrir « l’invention du siècle », le cinématographe, qu’il compare à de la magie moderne. La tendresse et l’admiration que le cinéaste porte pour ces temps primitifs du septième art sont palpables. Tout au long du film, les personnages déambulent dans des studios, sur des plateaux de tournage, où l’on y voit le travail artisanal des décors, d’éclairage, l’agitation des équipes qui se pressent pour que tout soit prêt à temps. René Clair se moque déjà gentiment des réalisateurs, assis sur leurs chaises pliantes, munis d’un porte-voix et qui dictent les consignes avec lassitude. Car la magie est bel et bien sur scène, lorsque le film prend vit, que l’on observe avec émerveillement un décorateur perché au-dessus du décor jeter des poignées de neige artificielle sur la tête des acteurs en pleine action. Tout ce décorum cinématographique n’est qu’un arrière-plan à l’intrigue principale du film, certes, mais témoigne de cet amour de la part de René Clair pour ceux qui en sont les artisans.


L’histoire, de son côté, reprend sans s’en cacher L’École des femmes de Molière, quoiqu’elle mette davantage au cœur du récit l’amitié masculine que la relation amoureuse à proprement parler. On suit donc un jeune homme discret et un vieux réalisateur extravagant qui sont amoureux de la même fille sans le savoir, avant que la découverte du triangle amoureux ne mette à l’épreuve leurs liens d’amitié. C’est léger, drôle, parfois un peu naïf et facile mais si généreux qu’on ne peut que le pardonner. Avec Le Silence est d’or, René Clair accouche d’un film aux résonances personnelles certaines, faisant de Maurice Chevalier son porte-parole et double fictif : à sa vision nostalgique d’un âge des premiers temps qui n’est plus, l’amertume ou le conservatisme n’ont jamais leur mot à dire. René Clair semble accepter lui-même de devoir passer le flambeau aux nouvelles générations : c’est ce que dit la fin du film de par son dénouement, mais c’est aussi ce que dit le film lui-même, par son recul sur son propre style qu’il sait vieillissant et voué à disparaître. Lucide, détaché mais toujours passionné, René Clair se livre dans cette œuvre testamentaire qui marque donc à la fois son retour en grâce, et une première forme de tendres adieux.


[Article à retrouver sur Le Mag du ciné]

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le 1 nov. 2019

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Jules

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