La période de confinement survenue durant le printemps 2020 fut l'occasion de montrer des images de villes vides de population ou de circulation. Si l'effet de sidération fut certain, donnant une impression d'apocalypse ou de malaise ; le cinéma avait déjà montré ce type d'images par le passé, notamment dans le cadre de la science-fiction avec une nature pouvant reprendre ses droits et où des créatures se tapissent dans l'ombre. Que ce soit Los Angeles (The Omega Man de Boris Sagal, 1971), New York (Je suis une légende de Francis Lawrence, 2007), Londres (28 jours plus tard et sa suite de Danny Boyle et Juan Carlos Fresnadillo, 2002-2007), Philadelphie (Twelve monkeys de Terry Gilliam, 1995), Fort Myers (Le Jour des morts-vivants de George A Romero, 1985) ou bien évidemment Paris.


Si les Américains ont tendance à faire exploser la ville (cf Armageddon qui rase une partie de Paris ou GI Joe faisant tomber la Tour Eiffel), les Français n'ont jamais hésité à montrer un Paris désertique ou avec des populations rares, mais hostiles. Ce fut le cas avec Dominique Rocher (le zombiesque La nuit a dévoré le monde, 2018), Daniel Roby (Dans la brume, 2018), Eric Judor et Ramzy Bedia (le cartoonesque Seuls two, 2008) ou même Jean-Pierre Jeunet (la version longue d'Alien Resurrection). Mais l'un des précurseurs reste René Clair.


En 1923, il tourne Paris qui dort, une œuvre de science-fiction qui paralyse Paris sauf certaines personnes. La raison ? Un rayon avec une certaine portée qui n'a pu atteindre des gens suffisamment en hauteur. Parmi eux, un gardien de la Tour Eiffel et un groupe voyageant en avion. René Clair va évoquer la situation en trois phases. Il va d'abord montrer la découverte à travers le gardien joué par Henri Rollan.


Un Paris calme où les gens sont immobiles et dans l'incapacité de réagir. Le réalisateur s'amuse à montrer le plus de décors vides possibles, histoire que cela devienne crédible pour le spectateur. A l'image de Seuls two tourné dans des circonstances similaires et dans une époque beaucoup plus grouillante ; Paris qui dort impressionne encore avec ses images. A travers les yeux d'un personnage lambda qui pourrait très bien être le spectateur (il n'est pas un personnage charismatique et même pas un héros), nous sommes face au vide et dans l'incompréhension. A ce moment du film, le spectateur et le personnage principal ne savent pas pourquoi ce dernier bouge encore. Cette justification ne sera évoquée que bien plus tard. En attendant, la découverte de Paris peut aussi bien être la réalité qu'un rêve éveillé.


L'arrivée du groupe amène à la cohabitation et aux aventures. Paris est vide et inactif ? Autant s'amuser. Plus besoin d'argent, tout est disponible sans problème. Ce qui était autrefois du vol est désormais un distributeur en libre-service. Mais le vide entraîne également l'ennui et la routine. Ce qui nous amène à la troisième phase : la recherche de solution. La science-fiction est alors totale avec sa machine qui immobilise. Il y a une explication rationnelle et le rêve du Paris vide est devenu un fardeau pour ceux qui bougent.


Le retour à la normale sera brutal et engendre son lot de situations amusantes. Ce qui était facile durant un court laps de temps ne l'est plus. Paris grouille à nouveau de personnes et l'argent redevient roi. Puis qui va croire que Paris était immobile ? Certainement pas les autorités et même un collègue du scientifique ne le croit pas capable d'avoir fait un rayon aussi puissant. Le changement apparaît d'autant plus spectaculaire pour le spectateur qui a passé au moins 40 minutes dans un Paris sous silence. La ville redevient mobile et Clair s'amuse à accélérer les images, comme si la ville voulait rattraper le temps perdu avec une frénésie frappadingue.


Paris qui dort aurait pu n'être qu'un essai expérimental avec un réalisateur s'amusant à vider une ville qu'il aurait déjà été intéressant. Encore plus à une époque où le cinéma ne pouvait pas s'aider d'effets numériques pour effacer des éléments qui dérangent (cf Le Seigneur des anneaux et ses voitures passant à côté d'un champ). La prouesse est énorme et Clair réussit à en tirer un récit de science-fiction amusant, lorgnant vers la comédie et la romance. Il utilise son concept de manière habile, exploitant les situations possibles et évoquant l'impossibilité des deux situations. Le vide amène à un ennui rapide et à la perte de repères moraux. Le mouvement apporte une frénésie à donner envie de s'isoler en haut d'une tour.


Paris qui dort est donc un sacré tour de force, donnant le vertige lors de ses scènes sur la Tour Eiffel et d'une incroyable étrangeté lors de ses scènes apocalyptiques. Un sommet de science-fiction française qui n'a rien perdu de son pouvoir.

Borat8
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le 28 mai 2024

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