La Palme d'Or de l'année 1984, réalisée par l'allemand Wim Wenders, au désormais célèbre plan-affiche de la femme au pull rose, m'aura à sa découverte plongé dans une foisonnante marmite de sentiments inconnus. Le talent de son auteur m'était pour la première fois présenté, et ce ne fut qu'au second visionnage que je réussit à appréhender le magnifique spectacle qui m'était donné : à travers le choix des plans, ou même la puissance de certains dialogues.
Le film s'ouvre sur le chemin perdu d'un homme, Travis, errant sans but dans le désert texan, tel une apparition mutique des terres orangées. Après quelques minutes où l'individu semble s'abandonner dans le premier bar, la mélancolie des cordes de Ry Cooder s'adjoint à l'apparition du titre. Cet air nostalgique que l'on retrouvera tout au long de l'œuvre, transmet à lui seul les indicibles sentiments que cache le coeur tourmenté du protagoniste. Un héros plein de détresse, prisonnier de la solitude et du temps passé... Ainsi, se jouera l'inattendu road-movie d'un père et de son fils, à la recherche d'une cellule familiale à reconstituer. La mère, objet du voyage, elle aussi égarée dans un chemin non moins dangereux de Houston : le peep-show.
De part son oeil typiquement européen, Wim Wenders sera parvenu à filmer l'Amérique comme jamais auparavant (on notera plus tard le passage d'Emir Kusturika derrière la caméra pour un autre chef-d'oeuvre pas si éloigné : Arizona Dream). Par ailleurs, le long-métrage se joue principalement de l'espace et du temps pour construire son propos et sa narration. Le réalisateur provoque, et émerveille en mettant en scène les plus grandes étendues, qui rapidement succèdent à l'intérieur d'une voiture. Dans ce montage aussi intimiste qu'hyperbolique, de longs travelling vont parfois laisser la place à l'amorce, pour que s'ensuive une série de plans fixes à échelles variées. Grâce à cela, Wenders tente de capter l'ambiance générale d'une terre où tout se développe à une vitesse hallucinante. C'est par cette dichotomie entre les paysages ruraux et urbains que se créer petit à petit le portrait d'un pays. Des montagnes d'argiles aux immenses buildings, en passant par le pavillon rustique isolé de toutes choses, sans oublier la ville fantômes aux airs de Western. Les écarts gigantesques entre les milieux définissent petit à petit la critique sociétale qui en découle. En ce sens, le road-movie adjoint à la beauté du voyage, une thèse somme toute pertinente sur les fractures sociales américaines.
Le fils adoptif grandit dans un milieu favorisé ou la simplicité n'est plus là que pour faire respecter le mode de vie d'une famille traditionnelle. Le capitalisme se repose sur les traditions et le politiquement correct quand de l'autre côté certains tombent dans l'addiction ; la pauvreté et sont ensuite prêts à emmener leur enfant au bout du monde pour leur offrir un avenir digne de morale. La solitude des marginaux d'une Amérique au néolibéralisme culminant, est ainsi mise en exergue. Quand les uns perdent tout, d'autres le reprennent. De ce fait tout se divise, et les modèles même les plus ancestraux, se fragmentent. Le pays s'enjoint à ne plus exister que par la réussite et la survie d'habitants qui s'interrogent sur le sens de leur vie. Le silence est alors parfois préféré aux paroles. On cherche à s'émouvoir de la beauté d'une terre qui n'existe plus. Ceci à l'image de cette séquence, où l'enfant de Travis observe avec intérêt la peinture d'un Natif. On comprend alors que l'oeuvre n'est là que pour désidéaliser l'Amérique de nos rêves. A la recherche de ce procédé, Wenders se charge d'abord de sublimer ce qu'il filme, par des couleurs qu'on croirait tout droit sorties d'un paradis disco. La morale qui en émane se traduit donc en sous-couche, par les dialogues lyriques où se tordent les sentiments brisés.
L'apothéose de la division survient au cours de ce monologue final, prononcé par Travis à destination de sa femme, depuis l'arrière d'une vitre. Le mal du cœur explose dès lors sans prévenir, de part la poésie tragique des mots. Ces souvenirs cauchemardesques, symptômes d'un mal être et d'une solitude impérissables. Un monologue grandiose se chargent de les conjuguer en une métaphore du trouble social vécu par les familles américaines dans une époque où les mœurs se libèrent. Le metteur en scène fait ainsi exprès de rejeter le passé, beaucoup trop institutionnel, comprenant les restes minutieusement dispersés de la famille modèle. Au mieux, s'il ne le rejette pas, il le déplace au second plan pour (comme dit plus haut), mettre en scène les marginaux progressivement devenus majorité durant cette époque phare des Etats-Unis.
Finalement, c'est sur une tirade sur l'amour que se concluent les mots du films. Le mal-être de Travis est renvoyé par sa femme, elle aussi étouffée par la société et ce temps passé si vite.
Je te faisais toujours de grands discours, après ton départ. Je te parlais tout le temps, même si j'étais seule...
Le dénouement doux-amer de ce récit, pourrait se traduire par la victoire des sentiments. Le temps passé est comblé par le retour in extremis de l'amour perdu. Certains êtres ne peuvent malheureusement se retrouver dans le monde actuel, où les balades sur la plage et la vie en caravane ne semblent plus nous suffirent (cf. Nomadland: le nouveau Paris,Texas !) A mi-chemin entre la vie traditionnelle et stable qu'ils peuvent désormais espérer, et leur ancien quotidien où même elle était déjà obligée de travailler, la maman et le fils se retrouvent dans une chambre d'hôtel. Pendant ce temps, le père silencieux s'en va poursuivre sa perdition dans une terre où l'absence d'urbanisation est comblée par le souffle du vent. Son aller à Houston lui aura suffis pour faire ses adieux à ses souvenirs. Il peut à présent repartir... Tout comme le réalisateur, qui lui vient d'achever la brillante analyse d'un pays qui n'est pas le sien.
Pour finir, cette histoire de "Paris,Texas" ne peut se décrypter qu'après coups. Subséquemment à l'analyse que nous en faisons, on devine que c'est du point de vue de l'Europe (Paris) que Wim Wenders souhaite présenter son chef-d'œuvre des Etats-Unis. Un portrait que l'on retiendra surtout pour ses deux acteurs : Harry Dean Santon et Nasstaja Kinski, bouleversants en allégorie du couple décomposé.
A l'honneur de l'une des plus belles Palmes d'Or !