Paris, Texas, c'est cet homme qui marche, seul, dans le désert. Une casquette rouge vissée sur le crâne, costard poussiéreux, paumé qu'il est, il erre, gambade, cherche. Il ne sait plus. De rien, de tout, d'elle, des autres, de lui-même. Il ne sait plus.
Homme perdu qui cherche du regard un horizon inconnu, délaissé. Cette femme qui hante son cœur, ses tripes. Cette femme.
Travis apparaît comme un cow-boys solitaire, perdu, délaissé des autres et de lui-même. Univers de western, désert de cailloux, ciel bleu là-haut, au dessus de sa tête, d'un bleu pétaradant, vif. Pureté des images, simplicité des décors, des paysages, des images. Unité des compositions, des cadrages, des plans, des couleurs, des images épurées, en technicolor, qui vrillent le monde de leurs couleurs extrêmes, totales, grandiloquentes.
Paris, Texas est un film contemplatif, lent, qui prend son temps à aller au revers de toute action, qui prend son temps à ne pas tomber dans le systématique, l’enchaînement des choses, la vitesse. C'est du Antonioni où les paysages deviennent des personnages à part entière. C'est Le désert rouge où Monica Vitti se tient au milieu de nul part, magnifique. C'est Alice n'est plus d'ici de Scorsese, avec ce road movie, et ces couleurs flamboyantes. C'est tout cet univers de l'Amérique profonde des années 70-80, libre comme l'air, miteuse, alors on roule et tans pis pour le reste, tans pis pour tout.
Cette musique qui accompagne le tout en personnage de seconde main, qui tient tête à l'ambiance, aux paysages, aux images. Parce qu'on pourrait écrire encore et encore sur cette unique musique. Qui amène l’ambiance si particulière, si langoureuse, notes à la guitare électrique, qui vrillent le silence de sa mélodie planante, qui transporte jusque dans les tréfonds d'un monde où Travis est seul, démuni, entêté à aller retrouver celle qu'il aime.
Alors il part. Encore. Et tout autour de lui, on s'affole.
On ne peut le retenir. Homme un peu étrange, qui s'échappe lorsqu'on lui tourne le dos. On ne sait rien de lui. De son passé, de son présent, de ce qu'il est à l'intérieur. Alors il part. Encore. Et lorsqu'il s'enfuit avec l'enfant qui est le sien, à lui, à elle, à eux deux, lorsqu'il s'en va à travers les routes désertes des États-Unis, c'est transfigurant de liberté. Road movie qui permet au cœur de libérer sa course. Road movie qui éclate en silence dans l'envergure d'un monde, provoquant dans le cœur du spectateur une joie immense, un sentiment d'une liberté extrême, totale, irréelle.
La magie d'un cinéma bouillonnant de liberté. Sur les routes désertes, sur les notes de musique de Ry Cooder, Travis roule. L’Amérique profonde où les routes sont amples, n'occupent rien d'autre que des fast-foods miteux.
La musique ainsi, avance comme un leitmotiv, accompagnant la chaleur écrasante d'un soleil fou, accompagnant les images et le monde qui avance petit à petit à la recherche de cette femme blonde, la belle, l'immense Nastassja Kinski. Le film ne semble taillé que pour elle, dans l'unique but de parvenir à cette scène magnifique, monologue ou dialogues qui s’évertuent à s'étirer sur la longueur, provoquant une intensité indescriptible, un peu comme à la manière de Sexe, mensonges et vidéo.
Alors il y a la lenteur, la langueur de tout un film, et cette scène qui apparaît, brute, indescriptible, dictant l'immense attente de retrouvailles, dans une scène feutrée, intimiste, inattendue : Harry Dean Stanton, alias Travis, se tient dans une boîte noire, téléphone vissé à son oreille. Devant lui, il y a celle qu'il attend, qu'il cherche depuis toujours, la blonde la belle, celle qui fait qu'il pourrait crever pour la retrouver, tout ça n'y changerait rien, pas plus que leur petit garçon à eux deux, qui les attend dans la voiture avec son innocence dans les bras et son infime patience.
Alors Nastassja Kinski est là, lumineuse derrière la vitre, à en faire tomber les mouches qui volent à ses pieds, pull en angora rose fuchsia, cheveux blonds qui lui donnent un air de Barbie, bouche pulpeuse, candeur, innocence de femme fatale qui n'exerce là que son métier : satisfaire des hommes qu'elle ne voit pas, derrière une vitre teintée, où seul ceux-ci peuvent la voir et lui parler. Aucun contact donc.
Alors il y a les performances ahurissantes des deux acteurs. Dialogues, monologues, mots. Le film demeure ainsi ancré dans cette unique scène, final envoûtant, sidérant, viscéral. Montée en crescendo, à la manière encore de Sexe, mensonges et vidéo, où l'intensité de tout un film se concentre pleinement sur la toute dernière scène, atmosphère qui transfigure, subjugue, de plein fouet.
Ainsi, le visage de Nastassja Kinski qui change peu à peu, les larmes qui coulent des yeux et l'émotion, beauté, subtilité de tout un film, de cet unique monologue, performance qui capte la belle, sans mots dire, écoutant simplement, et qui en écoutant, réalise.
Splendeur de cet unique plan qui ne parle pas, de ces mots en hors-champs, ces mots à lui, Travis, qui expliquent, qui disent, qui bousculent tout, qui s'écroulent sur le visage en larme de Nastassja Kinski, regard qui réalise, alors le film soudain grandit, devient ample, s'élance jusqu'au ciel, avec cette intensité extraordinaire qui ne nous quitte plus d'une semelle.
C'est cela un grand film. L’ambiance qui irradie chacun de nos membres, jusqu'à nous asphyxier, jusqu'à asphyxier le spectateur de ses ondes, provoquant l'émotion, l'intensité, le bonheur infime d'être devant un film, un grand film.
Après, il y a ce vert, obnubilant. La femme et le fils se serrant dans leur bras jusqu'à en mourir de bonheur, tous deux habillés de vert, la blondeur de leur cheveux contrastant avec le monde : deux êtres identiques se confondant l'un dans l'autre, dans les bras douillets de la mère, du fils, du duo qui se retrouve, enfin. Alors tout s'écroule. La lumière verte du dehors, le vert des immeubles, de la nuit tout autour, tout ça s'unifie pour ne plus faire qu'une seule matière.
Ensuite, vient le rouge. Rouge lumineux, fluorescent, psychédélique, sur le visage de Travis qui attend dans sa voiture. Rouge feu qui irradie tout, provoquant au monde toute une palette de couleur indescriptible. Alors on pense à ce plan de début de film dans Taxi Driver, avec l'unique gros plans sur le regard de Robert De Niro. Qui porte d'ailleurs le même nom dans le film, Travis, attendant lui aussi dans son véhicule, fixant le pare-brise. Le même rouge fluorescent, luminescent, qui irradie tout, tout d'une image. Tout d'un plan, rouge, entièrement rouge.