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Documentaire de Mary-Noël Niba (2021)

« Des arbres d’argent sur les Champs-Elysées » ou les mirages de l’émigration

A la fois réalisatrice de plusieurs documentaires, fondatrice de la maison de production Luman Communications, et chargée des relations publiques à l’ambassade du Cameroun à Paris, Mary-Noël Niba se trouve à l’interface des univers occidentaux et africains. Cet ancrage à la jonction des mondes l’amène tout naturellement à s’interroger sur cette « mode » de l’émigration qui saigne des pays tels que le Cameroun, ou encore le Sénégal.


Afin d’analyser le phénomène de l’intérieur, elle tourne sa caméra vers cinq personnages ayant connu l’exil en Europe. Quatre d’entre eux sont revenus au pays, tantôt avec bonheur - c’est le cas de Cheikh, qui retrouve sa grand-mère très aimée et tient sa petite boutique avec le sentiment d’être enfin en accord avec lui-même ; ou encore de Boye-Gaye, qui renoue avec sa vie de mère après une aventure douloureuse dans les plantations d’Espagne -, tantôt avec douleur, accablés par le sentiment d’un échec, sentiment souvent amèrement entretenu par la proche famille restée sur place, ou même les amis, les connaissances. Il faut parvenir à survivre, à se redresser, après un tel parcours, ainsi qu’en témoignent Stéphane, parent de la réalisatrice, et Léo. Mais chez tous, malgré la beauté des visages sur lesquels Mary-Noël Niba pose son regard attentif et grave, malgré la noblesse des attitudes, on perçoit encore la douleur liée aux humiliations subies, aux trahisons et aux épreuves affrontées.


Ce constat est étayé par une réflexion plus globale, soit sociologique, la parole étant alors donnée au Professeur Aly Tandian, soit psychologique, lorsque c’est la romancière Calixthe Beyala qui se trouve interviewée. Tous deux analysent l’auto-estimation dévaluée à laquelle l’Afrique se livre sur elle-même, la fascination de l’Occident envisagé comme idéal, véritable pays de Cocagne qui aurait « des arbres d’argent sur les Champs-Elysées », la pression exercée sur les émigrants par les proches, qui ont investi sur eux et les somment de faire fructifier ce qu’ils ont engagé...


Un seul n’est pas, ou pas encore revenu : le jeune et souriant Guy-Roméo, qui s’accroche à Marseille et à ses rêves. Il veut vivre de sa passion, le rap, suivre les pas de son idole, Mac Tyer. Généreux et lucide, ce dernier livre également son témoignage, évoquant ses tentatives pour venir en aide à ceux chez lesquels il a éveillé des ambitions ; en espérant que ces aspirations ne se révèlent pas être des poisons...


L’image est sobre et soignée, mais sans effets, et la réalisatrice ne dédaigne pas de s’y faire elle-même apparaître dans certains entretiens. Lorsque sont évoqués les différents lieux traversés, le dessin se mêle parfois aux images mobiles. Un dessin noir et blanc, assez allusif, réalisé par André Ze Jam Afane et son fils El Yamine ; surgissent ainsi, dans un blanc fantomatique, les silhouettes de ceux qui sont en train de narrer leurs parcours, sur les lieux mêmes qu’ils ont hantés, guère moins réels dans cette effigie surajoutée que lorsqu’ils se trouvaient à ces endroits en chair et en os. Intéressante figuration d’une trajectoire, et qui dégage on ne saurait plus clairement le statut « autre » de ceux qui ne sont pas aborigènes...


On regrette seulement, par moments, le caractère un peu didactique de la voix off par laquelle la narratrice guide son récit ; et aussi la musique de plus en plus décalée par rapport à ce qui est montré. Alors que les témoignages livrent des récits sombres, souvent amers, et toujours empreints de gravité, l’accompagnement musical, sans doute dans le désir d’apporter une certaine légèreté, prend une tournure de plus en plus occidentalisée, puis synthétique, faussement joyeuse et insouciante...


Mais on pardonne volontiers cette maladresse ponctuelle et ces dissonances au documentaire, qui a le grand mérite de ne pas aborder la migration du point de vue des pays d’accueil, mais du point de vue de ceux qui assistent, plus ou moins impuissants, à l’hémorragie de leurs forces vives. Et l’on quitte la salle, habité par les vers de La Fontaine et la nostalgie qui traverse sa fable « Les Deux Pigeons », dont l’un « Fut assez fou pour entreprendre / Un voyage en lointain pays »...

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le 8 nov. 2020

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Anne Schneider

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