[Pour votre information, cette critique divulgue de nombreuses parties de l'intrigue du film.]

Minari : nom donné au cresson par les Coréens, ayant une signification symbolique pour ceux d'entre eux qui émigrent, en particulier vers les Etats-Unis, comme dans le film éponyme de Lee Isaac Cheung.

Les deux films partagent en effet tous deux cette thématique. Si Minari utilise plutôt les prismes de l'économie et des difficultés de l'intégration pour parler des problèmes que cause cette émigration, Past Lives choisit celui du destin amoureux, sur lequel nous allons nous attarder dans cette critique. Il s'agit en tout cas d'une grande réussite pour un premier long-métrage ! On en ressort chamboulé, mais tout aussi impressionné par la maîtrise technique et narrative précoce déployée dans ce film.

La scène d’ouverture en flash-forward donne déjà le ton. Dès le début, on sent la réalisatrice Celine Song très inspirée, en parvenant immédiatement à capter l’attention du spectateur sur ce trio de personnages dont on ne sait encore rien, alors observés d’un point de vue externe. Les clients du bar qui s’amusent à tenter de deviner qui ils sont, c’est évidemment une mise en abyme des personnes situées de l’autre côté de l’écran de cinéma.

Dans un premier temps, le film peine pourtant à rendre crédible son angle d’attaque : peut-être parce qu’il faudrait avoir vécu soi-même cette situation, il peut être difficile de comprendre le grand vide sentimental qu’a provoqué chez les deux personnages principaux l’émigration prématurée de l’une des deux vers le continent nord-américain. Qu’ils soient à ce point marqués par ce qu’on pourrait prendre pour une simple amourette de jeunesse et a priori passagère, c’est déstabilisant. Peut-être aussi parce que la première moitié du film est parsemée d’ellipses et ne s’attarde pas assez sur la construction de la relation entre les deux pré-adolescents.

Les craintes qu’on embarque dans une histoire de relation à longue distance trop classique sont malgré tout peu à peu balayées. Il faut dire que le métrage est bien plus malin qu’il n’en a l’air et dispose de plus d’un tour dans son sac pour mener progressivement son spectateur vers un final dévastateur.

En réalité, le film peut en partie s'analyser par les conséquences du conflit entre l’ostensible, c'est à dire ce que je dis et énonce clairement à l'autre, et l'invisible, ce que je pense. Ce qui pourrait paraître anecdotique, c'est ce qu'on voit au second plan à l’écran en général. Ici, cela ne l’est pas, par analogie entre la forme (visuelle) et le fond du film (son propos).

La technique de la profondeur de champ est ainsi employée dans une scène filmée en plan très large : deux amoureux s’embrassent sous le pont de Brooklyn pendant un passage de bascule sentimentale animant nos deux protagonistes principaux, justement en train de passer devant eux. Ce que je suis censé voir (les héros), ce que je vois malgré moi (l'embrassade), cela peut être vu comme une métaphore de la différence entre ce que je dis ou j'entends, et ce que je pense vraiment. Expliquons nous plus précisément là-dessus.

Ces deux strates sont sans cesse représentées dans le film par l'image, comme ici, ou dans la manière très réaliste par laquelle les dialogues sont orchestrés. Les pauses entre répliques sont parfois longues, car les personnages prennent le temps de préparer avec soin leur réponse, de choisir le vocabulaire le plus adéquat pour ne pas heurter ou pour ne pas trop en dévoiler sur eux. Quand cela ne vient pas directement d’eux, le freeze de l’image et du son lié à l’utilisation du logiciel Skype (reconstitution très réaliste de la deuxième époque présentée dans le film et censée se dérouler il y a une dizaine d'années) vient s’en mêler à son tour et donne un temps de réflexion supplémentaire bienvenu à l’interlocuteur en train de préparer sa réponse. En résumé, l'importance conférée à ce qui est normalement relégué à l'arrière-plan, peu visible, ici, joue un rôle capital.


Certes, la symbolique peut parfois être trop appuyée (voire lourdingue ? Les 24 ans de durée du récit rappellent-ils volontairement le nom de la société de production du film A24 ?). Par exemple, lorsque les chemins de Nora et Hae Sung se séparent littéralement, c’est un carrefour menant à leurs maisons respectives se trouvant de part et d’autre qui est montré à l’écran.

Elle sert néanmoins beaucoup plus souvent la narration qu’elle ne la dessert, à plusieurs moments importants du film qui plus est. Ici, cette phrase pouvant paraître anodine prononcée lors d’une croisière autour de la Statue de la Liberté lorsque l’un des deux personnages s’exclame que le monument leur « tourne désormais le dos », prophétisant ainsi la fin du film. En restant avec son mari, Nora se retrouve définitivement coincée dans une relation qui ne la satisfait pas complètement. Là, le double-sens induit dans le discours du mari américain qui s’attriste des paroles prononcées systématiquement en coréen par sa compagne dans son sommeil. Une manière de déplorer l’impossible accès au sens profond de ses rêves, car c’est l’incapacité à comprendre l’autre dans les recoins les plus intimes de son esprit.

Celine Song démontre son aisance sur l'autre des deux grandes thématiques du film : les complications matérielles que génère une émigration de l’autre côté du globe (en sus de l'amour impossible induit par cet éloignement extrême).

Le langage est ici excluant et non rassembleur : ainsi, dans la scène au bar, le mari américain se retrouve fatalement exclu d'une conversation très longue, d'une part parce qu'il n'est plus l'être complètement aimé par Nora à ce moment là à l'inverse d'Hae Sung, mais aussi à cause de la barrière de la langue. Même si Nora s'épuise à faire la traduction pendant une grosse partie de l'entrevue, le naturel revient par la suite au galop. Mais ces difficultés de compréhension s'affirment aussi dans les différences culturelles : le décalage entre le discours d’Hae Sung sur les conditions de travail en Corée et celles qui existent aux Etats-Unis (le couple américano-coréen s'étonnant des heures supplémentaires non payées au pays du matin calme notamment) mais aussi les manières même de concevoir les notions de mariage et de famille assez opposées.

Les variations de mises en scène se ressentent aussi dans l’alternance entre plans larges magnifiques sur la ville de New-York, symbolisant une liberté regagnée temporairement en l’absence du conjoint officiel, et scènes en intérieur en plans fixes où le cadre se resserre, en présence cette fois-ci de l’indésirable mari. Un indésirable mari pourtant magnifiquement écrit par Celine Song, et qui, n'est pas, au contraire de ce qu'il affirme dans le film, le méchant qui empêche deux être censés être réunis par le destin de se retrouver. Son personnage est d'une tristesse et d'une lucidité remarquables, c'est peut-être celui des trois qui est le plus touchant, car il comprend rapidement qu'il est de trop dans ce triangle amoureux et qu'il n'y peut pas grand chose. D'ailleurs, le côté évidemment arrangeant de son mariage avec Nora d'un point de vue administratif n'est en aucun cas incompatible avec une véritable sincérité dans leur relation.

In fine, la réalité concrète est plus forte que le destin, ou plutôt que "l'inyeon", la légende coréenne qui agit comme fil rouge du film. Cet inyeon aurait dû faire que les deux protagonistes principaux se retrouvent dans cette existence actuelle car ils auraient déjà été mêlés brièvement dans de nombreuses vies passées (Past Lives). Le final est donc d'une mélancolie absolue. En choisissant l'opposé d'une happy end, Celine Song nous fait comprendre que les deux protagonistes coréens parlent des possibilités de réincarnation successives comme d'un moyen de se rassembler dans la vie d'après, mais sans y croire une seule seconde. On peut considérer ce film comme un film athée, qui réfute toute idée de vies multiples, et c'est bien pour cela que les deux personnages sont brisés, car malheureusement rattrapés par le principe de réalité. Ils réalisent qu'ils sont déjà probablement passés à côté de leur existence, ou tout du moins du grand amour qui leur tendait pourtant les bras depuis plus d'une vingtaine d'années.

Albiche
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le 18 déc. 2023

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Albiche

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