Après Détroit et les sorties nocturnes d’Only Lovers Left Alive, Jim Jarmusch déplace de nouveau son cinéma dans une ville en friche où la lisière se révèle étroite entre les briques en ruine et le malaise social. Cette fois ci, c’est dans la bien nommée Paterson. Oubliant l’esprit bohème et rock’n’roll de ses deux précédents vampires, le réalisateur américain détourne son attention vers Paterson, conducteur de bus dont le nom est éponyme à la ville dans laquelle il vit.


Mais derrière sa petite vie bien tranquille, entre les bières avec les potes et le sempiternel repas du soir avec sa compagne funambule, Paterson s’adonne à l’écriture. Pour être plus précis, à la poésie. Le lieu de tournage, l’environnement qui immerge devant nous, n’est pas anodin. Paterson est une ville aussi connue pour le poète William Carlos Williams.


Tout comme avec Memphis, ôte du somptueux Mystery Train, ville fantôme hantée par le spectre d’Elvis Presley, Jim Jarmusch inscrit son contexte dans une culture qui lui est propre et décrit son décor comme un véritable personnage incarné. Avec quelques plans dans un bus qui sillonne tous les recoins miséreux, tous les quartiers multiculturels, ses petites discussions de commères, Paterson dévoile cette ambivalence qui fait que cette ville ait encore un cœur qui bat malgré une industrie en perdition.


Mais le centre du film, outre sa cité, est bel et bien son personnage principal. Enlacé dans une sobriété visuelle qui sied parfaitement à l’élégance du style de Jim Jarmusch, l’œuvre raconte comment s’écoule une semaine dans la vie de Paterson, du lundi au dimanche. Paterson est le portrait d’un quotidien. Plus que cela. D’une routine. Cette dernière est apaisante par le confort d’une vie qui ne prend presque plus de risques, mais devient également mortifère par l’aspect rébarbatif de son avancée.


Paterson prend le même bol de céréale tous les matins, mange le même sandwich tous les midis au même endroit, et sort son chien tous les soirs pour finir dans le même bar. Sauf que malgré son déroulement monotone chaque journée décèle sa propre magie ou son unique vérité. Derrière la composition de Paterson, ancien militaire, se cache la description d’une middle class américaine qui se cherche et qui essaye par le biais de la culture de s’émanciper de sa propre condition, que cela soit par la poésie ou la musique. La grande force de Paterson est de ne jamais appuyer sa consonance politique, qui n’en est pas même une mais de magnifier la puissance de la culture dans l’affranchissement d’une personne.


Paterson, est et devient un hymne à la poésie, à cet équilibre voulu entre calme mérité d’une vie sans obstacles et épanchement littéraire, à cette farandole de moments qui dessine un quotidien, une multitude de détails qui fait de Paterson ce qu’il est : une embrassade avec sa dulcinée, un rire contagieux devant l’amour transit d’un acteur raté, ou un regard éberlué devant le caractère outrageant d’un bulldog anglais possessif. Dit comme cela, Paterson peut paraitre ennuyeux mais il ne l’est pas. Jim Jarmusch n’a pas son pareil pour faire saluer la beauté d’un rien, pour engendrer une pureté mélancolique inclassable, pour faire rire avec un simple gimmick, pour enchanter avec quelques vers tirés d’un esprit volubile.


Paterson est filmé comme un poème avec les jours qui se suivent comme des vers mais dont les péripéties ne riment pas forcément. Grand, la carrure imposante, la voix roque et la démarche endimanchée, Adam Driver est parfait dans le costume de Paterson. Il est à la fois Ghost Dog dans l’accomplissement patriarcale de ses journées et Dead Man dans un homme qui se meurt peut-être à petit feu dans l’effacement des mots qu’il écrits. Mais ce qui fait la beauté de ce film qui joue sur le symbole du jumeau, c’est le respect de Jim Jarmusch pour le non spectaculaire et l’ordinaire d’une destinée.


Voire l’empathie d’un cinéaste envers un personnage inconnu qui mériterait selon lui de diffuser ses écrits. Jim Jarmusch écorne de ce fait l’image que la conscience collective se fait du poète : maudit, sombre, ténébreux. Paterson est l’antithèse de ce postulat : silencieux, amoureux, casanier. Mais une seule chose continue à émerveiller ou à conditionner son envie d’avancer : les mots. Et malgré les difficultés et les imprévus du quotidien, la page blanche n’est jamais une fatalité. Mais une possibilité de continuer ce qui fut accompli.

Velvetman
9
Écrit par

Créée

le 24 déc. 2016

Critique lue 5.2K fois

146 j'aime

5 commentaires

Velvetman

Écrit par

Critique lue 5.2K fois

146
5

D'autres avis sur Paterson

Paterson
Velvetman
9

Twin Peaks

Après Détroit et les sorties nocturnes d’Only Lovers Left Alive, Jim Jarmusch déplace de nouveau son cinéma dans une ville en friche où la lisière se révèle étroite entre les briques en ruine et le...

le 24 déc. 2016

146 j'aime

5

Paterson
Mil-Feux
8

Water Falls - hymne à la vie

Avis à celleux qui "respirent la poésie" et l'admirent, Jim Jarmusch est revenu pour nous faire rêver. Paterson s'ouvre sur l'étreinte profonde et silencieuse d'un homme et d'une femme dans leur...

le 22 déc. 2016

126 j'aime

32

Paterson
Sergent_Pepper
7

Le cercle des poètes disparates

Lorsqu’un poème est écrit en prose ou en vers libre, il perd instantanément la faculté d’immédiate séduction qu’avait son prédécesseur en vers : la rime, le rythme, musique et cadence de la forme...

le 3 janv. 2017

107 j'aime

11

Du même critique

The Neon Demon
Velvetman
8

Cannibal beauty

Un film. Deux notions. La beauté et la mort. Avec Nicolas Winding Refn et The Neon Demon, la consonance cinématographique est révélatrice d’une emphase parfaite entre un auteur et son art. Qui de...

le 23 mai 2016

276 j'aime

13

Premier Contact
Velvetman
8

Le lexique du temps

Les nouveaux visages du cinéma Hollywoodien se mettent subitement à la science-fiction. Cela devient-il un passage obligé ou est-ce un environnement propice à la création, au développement des...

le 10 déc. 2016

260 j'aime

19

Star Wars - Le Réveil de la Force
Velvetman
5

La nostalgie des étoiles

Le marasme est là, le nouveau Star Wars vient de prendre place dans nos salles obscures, tel un Destroyer qui viendrait affaiblir l’éclat d’une planète. Les sabres, les X Wing, les pouvoirs, la...

le 20 déc. 2015

208 j'aime

21