Avis à celleux qui "respirent la poésie" et l'admirent, Jim Jarmusch est revenu pour nous faire rêver.
Paterson s'ouvre sur l'étreinte profonde et silencieuse d'un homme et d'une femme dans leur lit. Durant sept jours, le film nous entraîne dans le quotidien de Paterson, joué par Adam Driver et de Laura, sa femme, interprétée par Golshifteh Farahani. Tous deux se projettent, unis, vers leurs ambitions personnelles, alors que leur quotidien se joue et s'écoule sous leurs yeux. Jarmusch utilise de nouveau, comme dans la plupart de ses films (Dead Man en 1995 ou Only Lovers Left Alive en 2014) une large palette de références artistiques et culturelles, toujours à bon escient. Cette oeuvre se lit avec confort et tranquillité du début à la fin ; le réalisateur mène sa barque/son bus avec grande justesse et soin, dans la lenteur et la contemplation du monde qui le caractérise tant.


Dans le New Jersey, au sein de Paterson, berceau des poètes comme Allen Ginsberg, William Carlos Williams ou de l'acteur et comédien Lou Costello, nous retrouvons cette ville ouvrière aux façades de briques rouges, reconnue pour sa diversité ethnique. Il est tout d'abord poétique et fort admirable de remarquer qu'Adam Driver - qui en français signifie "chauffeur" - conduit lui-même le bus de la ville éponyme. Une fois encore, Jarmusch s'emploie à représenter des personnages qui vivent en introspection permanente, sans pour autant les rendre égoïstes et présomptueux. Paterson poursuit son chemin en se laissant traîner par son chien, en écoutant, en marchant, en aimant; il se laisse absorber par la routine, ne pouvant y échapper qu'à travers l'écriture. Il suit sa route sereinement, attendant qu'une porte s'ouvre devant lui, qu'une inspiration l'entraîne dans son sillage. Sa passion pour la poésie n'a d'égal que l'amour qu'il porte à sa belle, Laura. Cette dernière, tout aussi rêveuse, mais aux impulsions peu maîtrisables, tente de se bâtir son propre personnage, en recherchant ses talents personnels. Elle décore la maison manuellement, souvent en usant de noir et de blanc, et devient la "reine des cupcakes". On retrouve parmi les motifs que Laura utilise, des symboles significatifs qui représentent des références non laissées au hasard. En effet, Jarmusch s'amuse beaucoup à glisser des éléments récurrents dans son film. Il y a notamment l'Enso qui apparaît sur des rideaux. C'est un thème fréquent de la calligraphie japonaise, traduit habituellement par cercle proche, mais aussi cercle de lumière ou cercle infini; c'est alors un symbole de l'illumination et de l'univers sans limites. De nouveau la voie s'ouvre vers les confins merveilleux de la poésie, sans jamais quitter la contemplation. Éternel recommencement, espoirs du lendemain, réflexions anodines... Seuls les mots restent nos émissaires.


Simplement pour dire (This Is Just To Say)
de William Carlos Williams


J’ai mangé
les prunes
qui étaient dans
le frigo
et que
probablement
tu gardais
pour le petit-déjeuner
Pardonne-moi
elles étaient délicieuses
si sucrées
et si fraîches


La beauté des images est sincèrement au rendez-vous, bien que cela reste sobre et plus épuré que dans Only Lovers Left Alive par exemple. Mieux vaut cent fois un film calme et dont l'idée est travaillée et menée d'une main de maître, plutôt qu'un film surchargé d'actions sans profondeur aucune. On espère simplement que le personnage principal ne se ruine pas de trop en allant au bar du coin comme il le fait chaque soir. Mais mis à part de très légers détails en trop, nous sommes face à un chef-d'oeuvre digne de ce que nous attendons du septième art aujourd'hui. Jarmusch prouve que le Cinéma contemporain à encore des tas de choses à nous raconter.


Toutes les interprétations sont excellentes. Nous n'oublierons certainement pas Barry Shabaka Henley en barman charismatique et bienveillant, ainsi que Masatoshi Nagase en poète japonais accompli. Il y a également Everett, jeune acteur amoureux et délaissé, qui manque de se suicider avec un pistolet factice. Et croyez-le ou non, il y a là aussi une référence bien précise que le réalisateur tente de montrer dans cette scène. L'anecdote est la suivante : il y a plus d'un siècle de cela, le Colt Paterson, premier revolver mis sur le marché par Samuel Colt fut justement produit à Paterson, New Jersey. Pas inintéressant, n'est-ce pas ? Nous retrouvons aussi la notion de géméllité qui est très présente dans le film et qui produit des raccords, des liens et de l'attachement aux choses qui nous entoure.


L'interprétation que j'en ai faite me pousse à réfléchir sur l'idée de double, le doppelgänger. Paterson est Paterson, c'est un artiste et c'est un conducteur d'autocar, les deux faces d'une même pièce qui poursuit une double route. Sa vie, comme l'amour, est scindée en deux parties. L'une d'elle est la pratique, l'autre est la théorie. Finalement, l'oeuvre veut rendre hommage à nos passions humaines, à nos rêves, nos ambitions. Tout comme dans Dead Man, mon film favori, on retrouve chez Paterson ce semblant de quête individuelle qui ne mène pas forcément vers ce à quoi l'on s'attend. J'en terminerai par tirer bien bas mon haut-de-forme et en citant Roland Barthes, qui exprime une idée proche je crois des intentions de Jarmusch : "Je suis acculé à m'initier au monde".

Mil-Feux
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le 22 déc. 2016

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Mil Feux

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