Ode à la liberté du quatrième pouvoir, Pentagon Papers relate, à l’heure des fake-news et du mouvement de suspicion généralisé à l’égard de la presse, les trajectoires simultanées d’une femme pour s’imposer dans un milieu masculin et d’une rédaction pour faire prévaloir le droit à l’information sur les intérêts prétendument supérieurs de l’Etat. Pourtant, malgré ses thématiques et ses qualités formelles indéniables, le film ne m’a pas pleinement convaincu. Emballé dans sa première moitié, j’ai été finalement progressivement déçu, à mesure que le film perdait en complexité. En privilégiant les oppositions binaires, le récit finit par s'épuiser et perdre de son éclat.


Le début du film était prémonitoire. Construites sur une série d'oppositions franches, les quatre premières scènes témoignaient d'emblée de cette structuration sur un mode binaire. Ainsi, à la musique enjouée, presque insouciante, du camp des GI répondaient les tirs et le déferlement de violence dans la jungle. A l’assurance d’un homme de l’échec cuisant de l’intervention militaire au Vietnam succédait un discours public affirmant le contraire. Cette structuration annonce en réalité, par delà l'opposition entre la vérité et le mensonge, le projet du film, qui est de romancer l’Histoire pour la faire embrasser les formes simplifiées et manichéennes de la fable.


Et cela est d’autant plus étonnant que le film donnait dans un premier temps l’impression de chercher à éviter cet écueil. En effet, toute la première moitié du récit s’échine à dévoiler les rouages du pouvoir, les collusions évidentes entre la classe politique et médiatique afin de présenter un monde dans toute sa complexité, avec ces liens, indémêlables entre les tenants du pouvoir et les médias. Entre diners mondains où se réunit l’élite politicienne et journalistique, les connivences entre hommes d’états et journalistes, la mainmise de la finance sur les médias, les contraintes budgétaires, la difficulté à concilier intérêts financiers, passe-droit au sein des cercles de pouvoir et une information libre : tout concourt à dessiner un monde où les lignes de partage sont floues, où les valeurs se confrontent à une réalité qui ne s’accommode pas de nos idéaux. Cette impression est particulièrement bien rendue par le choix délibéré de repousser la société civile dans les marges de l’image. A l’exception de quelques hippies, seul signe d’une réalité extérieure qui menace la stabilité de ce monde, l’espace est réduit à un ensemble de lieux en vase-clos, à un écosystème qui fait fi de la réalité sociale, de la population, et où la bourgeoisie se réunit à loisir pour décider à l’écart du Réel.


Or, plus le film avance, et plus l’on assiste, impuissant, à un évidement progressif de la complexité de l’œuvre. Mécaniquement, le film déploie son discours sur la liberté de la presse, la valeur supérieure de la Vérité sur la raison d’état, la lutte grandiose et brave contre les mensonges du gouvernement, l’affirmation de la femme au sein d’un milieu d’hommes. La finalité morale de l’œuvre devient prédominante : le film réduit le Réel à un ensemble de valeurs à opposer, chaque personnage incarnant alors une idée, une ligne directrice, une position, que le film présente de façon prévisible. Le manichéisme, la grandiloquence, l’emporte sur la complexité, la nuance, la subtilité.


On se retrouve alors devant un cas de figure particulier. Car, à l’inverse des films trop simplificateurs pour réellement convaincre et emporter notre adhésion, l’œuvre de Spielberg contient dans sa première partie les éléments à même d’injecter un soupçon de complexité au récit. Pour cette raison, il y a quelque chose d’assez schizophrène dans la façon qu’a le film de mettre de côté certains aspects pourtant suggérés par le récit, mais qui auraient nui à la clarté du message qu’il souhaite véhiculer.


Pour être plus précis, je dirai que le film simplifie ouvertement certains choix, en omettant plusieurs dimensions du problème qu’il avait pourtant évoquées dans la première partie. Par exemple, lorsqu’il s’agit de savoir s’il faut sortir ou non le papier, malgré les risques que cela ferait peser sur la survie du journal, les personnages semblent alors uniquement guidés par des intentions soit nobles (les idéaux, l’exigence de vérité), soit « réalistes » ( les dangers qu’il y aurait à enfreindre la loi). La question se réduit à un dilemme philosophique : l’intention morale doit-elle faire abstraction des conséquences potentielles ou contient-elle en elle-même sa propre légitimité ? Ce conflit moral est dans le film simplifié à l’extrême, avec d’un côté la Vérité, la qualité de l’information, une presse libre, et de l’autre ceux qui souhaiteraient museler la presse, ou alors l’inféoder aux logiques du marché.


Ainsi, à ce moment du film, il n’est pratiquement plus question des autres logiques, beaucoup moins nobles, et plus intéressées, qui pourraient motiver le choix de publier. Par exemple : le fait de rattraper son retard sur le New-York Times, de profiter de cette place laissée vacant pour faire sa propre publicité. Car, à bien y regarder, le papier que le Washington Post souhaite sortir suinte l’opportunisme : il est écrit en quelques heures à peine, à partir de l’étude extrêmement superficielle d’un dossier de 4000 pages qui ne sont même pas classées dans l’ordre. Et pourtant, le film nous parle de « qualité d’information » etc, alors que le travail ne peut qu’être bâclé. On dira alors que c’est le symbole qui prime, le besoin de maintenir vivante cette flamme, cette nécessité d’informer, et que c’est donc par solidarité avec le New-York Times qu’il fallait publier. Or, toute la première partie montrait bien que des logiques plus mercantiles, concurrentielles présidaient aux choix éditoriaux. Vraiment étrange la façon dont le film semble lutter avec son propre matériau, sa propre complexité, pour finalement déboucher sur une lutte du Bien contre le Mal assez classique, et pas très fine…


En d’autres termes On a comme un passage du concret à l’abstrait, du compliqué au simple, du Réel à la fable. Ce n’est en soi pas un défaut, mais cela a, dans mon cas, largement contribué à susciter un sentiment d’ennui profond devant cette mécanique trop bien huilée, ce martèlement d’idées répétées ad nauseam pour être sûr que nous comprenons bien les enjeux, ces dialogues uniquement adressés aux spectateurs, car assez peu vraisemblables dans l’univers des personnages.


Et tout cela est d’autant plus dommage que Spielberg fait encore une fois preuve de maestria lorsqu’il s’agit de filmer des personnages pris dans un mouvement frénétique, une quête aussi bien intérieure (se surpasser, ne pas commettre les mêmes erreurs que par le passé) qu’extérieure (le dévoilement du Vrai, gagner sa liberté). Son refus réitéré du champ/contre champ, l’expressivité visuelle des images qui concilie admirablement bien transparence du montage, création d’une atmosphère travaillée et mouvement de caméra virtuoses, tout porte l’empreinte de son réalisateur.


Malheureusement, la lourdeur de l’écriture s’oppose à la légèreté de la mise en scène. L’élan, l’énergie, la fougue du montage et de la caméra ne correspondent pas à la réalité d’un récit avançant en ligne droite, et s’engonçant toujours davantage dans des démonstrations répétitives et surappuyées. Il en résulte l’impression étrange d’être à la fois porté par un flux frénétique d’images, et en même temps d’être irrémédiablement à l’arrêt. Peut-être que cela est dû au fait que l’histoire n’avance pas au rythme des images, car son caractère prévisible a pour conséquence que tout manque de surprise et d’intensité là où la mise en scène vise au contraire le grandiose. C’est donc – malheureusement – avec lassitude et une légère indifférence que j’ai regardé ces images défiler devant moi, sans réellement me sentir impliqué. Petite déception…

Sartorious
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le 24 janv. 2018

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