Le langage littéraire et le langage cinématographique

Le Brio est un film qui semble tiraillé entre deux aspirations contradictoires. D’un côté, il y a cette volonté de faire un cinéma populaire qui transforme le parcours d’une jeune étudiante de banlieue en jolie fable sur l’élévation sociale et l’intégration réussie à la République française. De l’autre, il y a ce besoin de ne pas non plus entièrement réduire le récit aux nécessités de l’intrigue, de proposer des scènes qui excèdent leur pure dimension fonctionnelle pour toucher à quelque chose de plus vraie. Au fond, c’est bien l’opposition entre la vérité et la raison, telle qu’elle est énoncée au sujet du langage, qui se retrouve au niveau narratif.


Ainsi, le film reprend des schèmes narratifs extrêmement convenus : l’ensemble est cousu de fil blanc, les bons sentiments, les passages obligés de ce type de cinéma populaire jalonnent le parcours de l’héroïne. La fable et le message qu’elle est censée dispenser prennent le dessus, et cette architecture dramatique trop visible et prévisible diminue fortement l’impression de réalité. Néanmoins, à plusieurs reprises, la caméra fait exister ses personnages par de-là les besoins de la narration. Avec une certaine finesse et intelligence, elle nuance très rapidement l’image du professeur : dès la première discussion dans le bureau du directeur, on saisit que son racisme affiché est en réalité vide de contenu, et que c’est avant tout de son mal-être, de son rapport au langage, et peut-être de sa perte de confiance dans la capacité des mots à dire les choses, dont il est question. La caméra suit aussi l’héroïne dans ses marches solitaires, ses moments d’introspection, de rumination, et donne à son regard et son intériorité une force expressive qui l’arrache aux clichés.


Ce dépassement de fonction se retrouve à d’autres endroits, notamment lorsque le réalisateur filme des scènes de vie quotidienne qu’il fait durer plus que nécessaire. On peut penser à ces discussions entre amis et ce que cela suppose de chamaillerie, d’affection tendrement masquée sous l’apparat de l’agressivité. Mais aussi de ces scènes en cuisine, avec ces plats concoctés en famille et où les blagues et les reproches se mêlent subtilement. Cela transparaît également dans les regards brûlant d’un amour qui ne peut s’exprimer que par l’allusion, et qui pose la question cruciale du « comment » dire. Ce tableau d’un quotidien séduit, et il n’en devient que plus dommageable que le film abandonne la chronique et cet intérêt pour l’ « ordinaire » en cours de route au profit de scènes à la pure utilité dramatique.


On pourrait néanmoins me rétorquer que toutes ces scènes ont une fonction bien précise, et qu’elles s’inscrivent dans la démarche affichée du film de déconstruire les préjugés. Une mère arabe peut être célibataire, et un groupe de jeunes n’est pas forcément un amas de délinquants. Néanmoins, la délicatesse avec laquelle Attal les filme, la bienveillance qui dirige son regard leur donnent une vérité qui, je le crois, dépasse toute forme de discours. Au fond, le film nous dit peut-être que dans ces moments de complicité, de vie, se cache la beauté d’une langue intransitive, qui est libre création, par opposition au langage qui ne serait que la reproduction aveugle de règles et de codes dépourvus de cette vitalité à même de réduire la distance entre les mots et les choses, la rhétorique et les convictions, les signes et les sentiments.


Mon hypothèse est donc que cette tension dans l’œuvre entre son côté « fabuleux », son récit trop bien structuré, et son versant plus « naturaliste » répercute la tension au cœur du langage, entre son caractère artificiel, la maitrise virtuose et élégante de ses codes, et son expressivité, sa capacité à révéler la subjectivité authentique d’un individu. Le film aborde la thématique du langage dans toute l’étendue des problèmes qu’il soulève, avec néanmoins, en raison de ce désir de survoler toutes les questions qui lui sont associées, le risque d’en rester à une analyse très superficielle et pour cette raison décevante. Le potentiel de l’œuvre parait ne pas avoir été pleinement révélé, ce qui suscite une profonde frustration.


Mais en passant outre ces jugements de valeur, il me semble possible de dire que l’œuvre thématise l’utilisation du langage comme un ensemble de pratiques linguistiques qui reconduisent ou plutôt renforcent les rapports de domination entre les différents groupes sociaux. Ce truisme gagne en intérêt lorsque le film explore les conséquences que l’ascension sociale d’un individu peut avoir sur les rapports de communication au sein d’un groupe donné. Le sentiment de trahison que peuvent ressentir les amis de Neïla, qui s’est appropriée la langue des « dominants », des « français » ; cette façon d’inscrire dans l’usage de la langue même cette tragédie individuelle qui place un être entre deux mondes, ont quelque chose de profondément touchant. Lorsque Neïla taquine son petit ami au sujet de son orthographe défaillante, de ses erreurs syntaxiques, c’est tout un arrière-monde fait de violences symboliques, d’impression de déclassement et d’exclusion des cercles de pouvoir qui émerge, avec une force et brutalité d’autant plus grande que Neïla en devient le symbole.


Et cette attention accordée aux drames individuels, avec deux personnages principaux qui sont à la fois de plain-pied dans les institutions, mais, dans le même temps, maintenus à l’écart (en raison de leur origine ou de leur conduite dans le cas du professeur) cristallise cette part de l’homme et de son langage qui excède toujours les cadres donnés, les conceptions a priori, les modèles imposés.


Tout l’enjeu moral du film va alors être de redonner à la parole du poids, une autorité et une légitimité et ce à deux niveaux. D’abord, au niveau individuel : il faut que Neïla utilise le langage comme instrument expressif et intellectuel, et non pas comme un pur signe d’élévation sociale, d’intégration réussie à la communauté des dominants, et que le professeur, cesse de faire des mots des outils tranchants et sans cœur qui masquent et renient la vulnérabilité de chacun, la sienne en premier lieu.


Au deuxième niveau, il faut que ce langage permette de redonner aux institutions légitimes une autorité qu’elles ont perdue auprès d’une certaine jeunesse. Le film ne met pas à mal la distinction entre un parler vulgaire et un parler légitime, et garde une croyance profonde en la supériorité naturelle d’une langue « standard » porteuse d’une poésie véritable dès lors qu’elle est l’expression d’une subjectivité sincère. C’est pourquoi il ne s’intéresse pas vraiment aux potentialités poétiques des usages argotiques de la langue et des modes d’expression populaires, à l’exception de l’insulte, seul lieu d’une inventivité véritable. Néanmoins, le film considère que ce lien rompu entre les institutions et les jeunes pourra être renouer grâce à l’intégration réussie d’individus capables de maitriser différents niveaux de langage, et en conséquence plus à même de communiquer un message qui sera porteur d’une autorité.


C’est tout le sens de la scène de fin où Neïla se transforme en agent des institutions, et cherche à « dresser » ceux qui refusent les « manières » par une valorisation excessive de leur virilité et un rejet total des représentants de l’Etat, en leur faisant intégrer des pratiques linguistiques et gestuelles normalisées. Cette fin, dont on peut discuter le sous-texte idéologique, envisage la réconciliation par l’intériorisation et le respect total des normes légitimes définies par les institutions, et cette uniformisation ne pourra s’accomplir que par le biais d’agents issus de groupes sociaux défavorisés qui opéreront le transfert de légitimité de la parole d’un cadre donné (la cité, les espaces « populaires ») à un autre (les instances de l’Etat). A chacun de juger de son accord avec ces vues.


Quoi qu’il en soit il en reste un film agréable, porté par un duo d’acteurs convaincants (mention spéciale à Camélia Jordana, rayonnante et incroyable de justesse tout le long), mais qui déçoit par une fidélité peut-être trop excessive aux « institutions » et à la « grammaire » cinématographiques traditionnelles. Mais si le film s’était écarté des usages courants, cela n’aurait-il pas été une conception trop élitiste du langage cinématographique ?

Sartorious
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le 25 nov. 2017

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