Impossible de passer à côté de sa spécificité. Pharaon de Jerzy Kawalerowicz n'est pas n'importe quel film sur le règne d'un pharaon de l'Égypte antique, c'est un film polonais évoquant la vie du pharaon fictif Ramsès XIII, tourné en langue polonaise de l'autre côté du rideau de fer, avec un contingent dantesque d'acteurs soviétiques. On peut imaginer l'ampleur du budget alloué au fond de teint "très bronzé" et aux perruques noires pour transformer ces hordes d'hommes slaves en authentiques Égyptiens crédibles. Et le budget a forcément dû être conséquent, quand on voit l'étendue de l'action, la diversité des lieux, le nombre de figurants, la qualité des costumes et des décors, et plus généralement le soin apporté à la technique pour faire de cette fiction une fresque politique de grande ampleur — dont la durée varie entre 2h30 et 3h selon les versions.
Kawalerowicz construit un imaginaire étonnant, très différent des péplums à grand spectacle auxquels on peut être habitué de la part du cinéma hollywoodien déjà à l’époque, les Quo Vadis, Les Dix Commandements, Ben-Hur, et autres La Chute de l'empire romain. Pharaon se sert d'un cadre réaliste — j'aimerais bien avoir l'avis d'un spécialiste mais la reconstitution, sur le plan des accessoires, me paraît extrêmement soignée — pour établir un récit à forte consonance politique et dans lequel, avec le recul, on aime voir une allégorie de son époque avec la dualité décadence de la dynastie égyptienne / situation de la Pologne au XXe siècle ou encore contestation de l'autorité du clergé / anticléricalisme du pouvoir communiste, à moins qu'il ne s'agisse d'une critique masquée de l'immixtion soviétique. Car au-delà de la métaphore servie en introduction montrant deux scarabées se bagarrant pour une boule de fumier, c'est bien sûr la lutte entre le jeune pharaon et les grands prêtres qui se joue sur fond de menace d'annexion par le royaume assyrien.
Toute composante biographique est donc expurgée d'entrée de jeu avec la mise en scène d'un pharaon n'ayant jamais existé, pour mieux se concentrer sur les pressions et manipulations exercées par les conservateurs sur ce dernier, les hauts dignitaires religieux ne voyant pas d'un bon œil son exercice du pouvoir (qu'on pourrait qualifier de plus progressiste et réformateur). C'est donc un film sur les luttes de pouvoir avant tout, avec en toile de fond de nombreuses femmes dans les environs du monarque donnant lieu à de très belles séquences en intérieur. Le travail du chef opérateur est aussi assez remarquable, dans sa teinte presque grise et bleutée, pour rendre aux horizons désertiques tout leur potentiel photogénique. La scène de l'éclipse solaire et de son pouvoir de soumission, par exemple, ne tient pas à grand-chose et pourtant fait son petit effet (sur le peuple, apeuré, comme sur le spectateur, intrigué). Les particularités abondent, un labyrinthe mortel dans lequel est caché un trésor, quelques passages guerriers en caméra subjective, une histoire de double dont on ne saura jamais la part de réel (mais n'ayant vu que la version "courte" de 2h30, l'amputation a peut-être altéré la compréhension de ce segment). Sans doute qu'avec un peu moins de froideur dans l'interprétation et un peu moins de sérieux quasi-religieux dans le ton, quand bien même il conserverait malgré tout une part non-négligeable d'originalité, Pharaon aurait pu atteindre un niveau supérieur dans la fascination.
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