Le thème du film est celui de l’amour et de la mort. Ferdinand Griffon (Jean-Paul Belmondo) mène une vie sans histoire au côté de sa femme Maria (Graziella Galvani) et de ses enfants. Il vient de perdre son emploi à la télévision et, en rentrant d’une soirée ratée chez ses beaux-parents, il tombe sur Marianne (Anna Karina), une de ses anciennes petites-amies, venue comme baby-sitter pour garder ses enfants. Sur un coup de tête, il décide alors de laisser tomber sa famille et sa vie routinière pour s'enfuir avec elle vers dans le Midi. Le road-movie sera un périple sanglant où se mêleront trafic d'armes, complots politiques, rencontres incongrues, mais aussi des pauses bucoliques et pleines de poésie et de déchirements amoureux.

Le film, tourné en 1965, anticipait la profonde remise en question de la société de consommation et des valeurs conservatrices d'après-guerre, le droit au bonheur et à l’amour sans entraves, le refus de travailler pour gagner sa vie tout en profitant de ce que la société d’abondance apportait, revendications qui culmineront quelques années plus tard, avec la vague de mai 1968 qui fit trembler les bases de toute la société européenne.

La cavale des amants maudits commence à Paris et elle se poursuit en descendant vers Avignon (pont de Bonpas), les rives de la Durance, et l’île de Porquerolles dans le Var. Les références à la peinture, la littérature et la bande dessinée sont nombreuses - et on reconnaît aussi nombre de slogans publicitaires de l'époque dans les dialogues.

Le film et la couleur : Bien avant Diva de Jean-Jacques Beineix (1981) ou Subway de Luc Besson (1985), Godard a inauguré, avec Pierrot-le-Fou, une utilisation révolutionnaire de la couleur (en particulier les couleurs rouge et bleu), présentes partout, dans les décors et les accessoires (objets divers, drapeau bleu-blanc-rouge, enseigne de cinéma apparaissant insérées entre deux scènes, visages peints des personnages, etc.) mais aussi, ce qui est plus rare et totalement atypique, surtout à l’époque, en utilisant des filtres colorés pour certaines scènes. Pour revoir cela, il faudra attendre le génial BagdadCafe de Percy Adlon (1987) ou, encore plus tard, Pleasantville de Gary Ross (1998). Pour son film, Godard s’est aussi inspiré de la vie et de l’œuvre du peintre contemporain Nicolas de Staël qui, on le sait, a terminé tragiquement sa vie en se jetant du haut de son atelier à Antibes.

Tout n'est pas dû à Godard dans ce film. Il doit aussi beaucoup à son chef opérateur, Raoul Coutard. Celui-ci, après avoir fait ses armes comme grand-reporter en Indochine devint plus tard "chef-op" de Pierre Schoendoerffer avant de devenir celui de Godard (avec qui il avait déjà collaboré sur A bout de souffle). Coutard collabora ensuite avec Truffaut où l'on retrouve sa marque dans le violent contraste entre le noir et le blanc qui traverse un autre film culte du cinéma français : La mariée était en noir avec Jeanne Moreau. Le suicide de Pierrot-le-Fou, avec des bâtons de dynamite violemment colorés, rappellerait celui de Nicolas de Staël, tué par son délire de lumière et de couleurs.

Le film et la musique : La musique joue aussi un rôle majeur dans Pierrot-le-Fou : les acteurs principaux y interprètent sans doublage deux chansons, écrites par Serge Rezvani : « Jamais je ne t'ai dit que je t'aimerais toujours, ô mon amour » et « Ma ligne de chance ». C’est Anna Karina qui, lors d’une interview, confia que son ex-mari qu’elle adorait tellement « Le tourbillon de la vie», l’inoubliable chanson interprétée par Jeanne Moreau dans Jules et Jim de Truffaut, qu’il décida, lors de la phase de repérage du film, d’aller demander au compositeur d’écrire pour lui. Il se présenta un jour chez Rezvani à 7 H du matin et repartit avec les deux chansons que l’on entend dans le film. Il est curieux que Rezvani (alias Cyrus Bassiak) ne soit pas crédité au générique du film. Connaissant la précision pointilleuse du travail de Godard, on peut penser que cet « oubli » lui fut dicté par des raisons qui n’appartiennent qu’à lui et dont il ne s’est jamais expliqué.

Le film et la poésie : Outre la couleur et la musique, le film fait aussi une large place à la littérature, principalement à la poésie, avec de nombreuses références à Rimbaud (bien qu’il ne soit jamais nommé), constamment présent à travers des citations d’«Une saison en enfer», « L'amour est à réinventer », « La vraie vie est ailleurs », etc., ainsi que la citation finale. Arthur Rimbaud apparaît aussi dans un portrait en noir et blanc orné de voyelles de couleurs, allusion au fameux «Sonnet des voyelles» du poète. La vie d'errance du poète, qui le conduisit Arabie et en Ethiopie où il fit toutes sortes de trafics pour survivre, et sa mort en paria, sont aussi pris comme référence. Comme autre référence inattendue, on doit citer Louis-Ferdinand Céline, en particulier à travers deux de ses romans «Guignol's Band» et « Le Pont de Londres». Peut-être faut-il voir aussi dans le prénom du héros, Ferdinand, une allusion à Céline, et à son épopée mortifère, une sorte de «Voyage au bout de la nuit»...

Ecriture du scenario : Jean-Luc Godard a lui-même fait courir le bruit que le scénario de ce film s’était écrit au fur et à mesure du tournage. En réalité, il y pensait depuis longtemps et, s’il se livra bien, au cours du tournage, à différents changements ou improvisations, ce fut toujours en suivant une ligne directrice très précise, comme c’est d’ailleurs le cas dans tous ses films.

Accueil du film : Lors de sa sortie en salles, « Pierrot-le-fou », comme d’autres films de Godard, fut accueilli par de nombreuses protestations de bien-pensants pour « atteinte à la morale ». Il fut même interdit aux moins de dix-huit ans pour "anarchisme intellectuel et moral". Comment pouvait-il en être autrement à une époque où la bourgeoisie bien-pensante n'autorisait aucune liberté, et où la jeunesse étouffait sous les interdits ? Si les idées de 68 étaient en germe, elles ne devaient éclater que trois ans plus tard, surprenant une société ankystée dans la routine et bouleversant les mœurs d'une manière irréversible. C’est ce qui explique certainement pourquoi le film ne fut pas distingué en France mais qu’il concourut (sans l’obtenir) pour le Lion d’Or à la Mostra de Venise.

A mon sens, avec A bout de souffle, Pierrot-le-fou est le film le plus achevé de Godard et il restera un exemple pour le cinéma universel, en particulier pour son exceptionnelle utilisation de la couleur et la liberté de son ton. Tout le talent de Jean-Paul Belmondo, qui avait été révélé cinq ans plus tôt justement par A bout de souffle y explose littéralement. Quant à Anna Karina, elle y est sublime et on ne peut désormais imaginer une autre actrice jouant ce rôle.

Créée

le 6 déc. 2014

Critique lue 909 fois

Roland Comte

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