Le spectateur de Polaris pourrait se croire embarqué pour un voyage vers le Cercle Polaire ou vers l’étoile qui porte ce nom en latin. C’est bien plutôt à une superposition de grands écarts qu’il va se trouver convié. Grand écart, tout d’abord, entre la nationalité espagnole de la réalisatrice, Ainara Vera étant née en 1985 à Pampelune, et le grand Nord où va se dérouler la majeure partie de son premier long-métrage. C’est d’ailleurs dans ces eaux de l’Océan Arctique qu’elle aura rencontré son futur sujet. Première assistante à la réalisation sur le tournage du magnifique Aquarala - L’Odyssée de l’eau (2019), de Viktor Kossakovsky, elle se trouve, avec l’équipe, à bord d’un voilier gouverné par Hayat Mokhenache. Les deux femmes se lieront d’amitié et c’est ainsi que naîtra, chez Ainara Vera, l’envie de construire autour d’elle son premier long-métrage, comme on construirait un nid autour d’un oisillon égaré.
Car la vie d’Hayat, qui se livre longuement, et fréquemment en voix off, repose également sur un grand écart : capitaine de voiliers dans les eaux arctiques, elle est originaire du sud de la France, espace géographique dont elle a conservé l’accent et où elle laisse une sœur. Le documentaire s’ouvre alors que celle-ci, Leïla, s’apprête à mettre au monde une petite fille. Ce qui provoquera voyage et épisode de retour aux sources pour Hayat.
À l’image, magnifique, la réalisatrice est secondée par Mikael Lindskov Jacobsen et Inuk Silis Høegh, du moins au Groenland et en Islande. Mais, également au montage, avec Gladys Joujou, et au son, avec Jérémie Halbert, elle manifeste, dans ce domaine également, une belle sensibilité, en effectuant un intéressant travail sur le recueil et l’utilisation des sons : autour de la grossesse de Leïla, la cale du bateau est approchée, sur le plan sonore, comme un ventre, et les chocs de l’eau contre sa coque semblent être les manifestations de la vie d’un corps, telles que peut les faire entendre le doppler, lors d’une échographie.
Toutefois, un écart encore plus fondamental structure l’ensemble de ce très beau documentaire, porté par la musique organique et subtile d’Amine Bouhafa , quand ce n’est pas celle, plus féminine mais jouant tout autant avec l’archaïque, des deux voix de femmes entremêlées, au sein du groupe occitan Cocanha : d’un côté, l’immense et sidérante beauté des images marines, approchées, surtout au début, sur un mode volontiers abstrait, comme autant de tableaux à la limite de la figuration ; de l’autre, la vie très intime et pas toujours aisée d’une femme qui se bat, qui entend reprendre le gouvernail de son existence afin d’échapper à ce qu’elle vit comme une « malédiction » familiale, et qui n’a pas toujours baigné, par le passé, dans la plus grande des beautés… Une femme qui doute encore de son être-femme dans un monde d’hommes qui ne manquent pas, souvent, de le lui rappeler, qui doute de son aptitude à être aimée, mais que la réalisatrice parvient à nous faire apparaître comme infiniment attachante, infiniment vulnérable et infiniment héroïque à la fois.