Avec Naked Kiss, Samuel Fuller (auteur de Shock Corridor – à l'affiche dans la scène de l'arrivée en ville) sublime avec génie sa double tendance : à la mièvrerie et à la critique corrosive. L'enfance rêvée des blondes infernales de Dressed to Kill doit ressembler à cet univers, US idyllique investie par une Blanche-Neige moderne et déclassée. Kelly (Constance Towers) débarque dans une nouvelle ville hors des métropoles où elle tente rapidement de s'insérer et de construire une vie durable, au lieu d'en faire une énième étape de ses pérégrinations de prostituée de luxe.
Elle a un point commun avec la ville et ses habitants lustrés en tous points : une apparence parfaite couvrant des réalités plus nuancées, parfois sordides. [Tous et] Tout est beau, calme, harmonieux, sans violence ni remontrances, sans souffrances ; il y a une seule grosse, affable, dépourvue d'aigreur. Au cœur de ce petit monde : un bar à hôtesses, pour un business chic, connu des adultes et adroitement séparé ; même dans cet espace la protagoniste est encore trop distinguée pour être crédible. Kelly a une allure de dame sophistiquée, des traits parfaits, c'est l'envers absolu d'une crasseuse ou d'une arriviste impatiente. Le reste de son personnage est au diapason, elle devrait s'épanouir facilement, les lois divines, celles des Hommes, de la Nature et même les nécessités mondaines ou économiques devraient lui assigner une place confortable dans le plus modeste des cas. Elle trouve un riche doublé d'un homme cultivé et attiré, Grant qui la fait grimper dans sa berceuse romantique (avec Moonlight Sonata en boucle).
Voilà le prince/héritier charmant, assurant l'opulence et la respectabilité sans la moindre contrepartie douloureuse. Le sauveur n'est même pas brusque, ni répressif, il a la complaisance de ces hommes qui par nature ou décision admirent les charmes des femmes sans éprouver les désirs et les demandes qui rendent tout vulgaire. « L'esprit va rarement de pair avec la beauté » : il est hypnotisé par cette contradiction perçue chez Kelly. Il est trop méthodique pour être simplement amoureux ; c'est raccord, car tous deux connaissent la duplicité, ils y sont forcés. Lorsqu'il traite des perversions et des mœurs en général, le film adopte un point de vue traditionnel, moral (Kelly averti une camarade que leur destin c'est d'être « maîtresse de tous, femme de personne », elle pousse à l'évitement d'un avortement) ; seulement contrairement à ses concurrents, il n'est pas étouffé par ses ornières lorsqu'il faut voir la bête – c'est-à-dire les bas-fonds, dont on trouve ici un versant clean ; et la pédophilie, suggérée de façon claire et précise, comme le reste des horreurs, comme les vices et les mensonges.
Le film donne l'impression d'un éveil calme et intense, l'écriture et la mise en scène sont précises, élancées, épurées. Les mauvais choix font des ravages mais la volonté et la bienveillance finissent par avoir raison du pire, même si la justice doit être morale plutôt que sociale (c'est plus facile d'être lavé que ré-intégré, la société reste très lente malgré les rafales et les mises à nue qu'elle se prend ponctuellement). L'usage de la musique est à la fois classique et avancé (à comparer avec les expérimentations et superpositions débiles de Godard, pour qui le bidouillage alternatif est devenu fin en soi). En termes techniques le niveau est élevé, au service d'un goût esthétique remarquable – qui se manifestera avec Fuller même quand le discours se gâte, comme en atteste le carpenterien Dressé pour tuer (réalisé en fin de carrière).
https://zogarok.wordpress.com/2017/03/13/police-secrete-the-naked-kiss/