Quelque chose dérange indéniablement chez Fuller. Si l'on ne peut s'empêcher d'admirer la beauté de son langage, on se demande un peu ce qu'il a à dire. Dans Naked Kiss, frappé d'emblée par la scène d'ouverture, d'une rare violence, on arrive en pleine rixe entre une prostituée et son souteneur. Suit une longue partie sur la reconversion de Kelly qui devient infirmière auprès d'enfants infirmes dans la petite ville où elle a échoué. Puis son idylle avec le bienfaiteur richissime de la ville, descendant de son fondateur, Grant, véritable ange gardien, qu'elle doit bientôt épouser. La dernière partie révèle l'envers du décor : après avoir assassiné Grant, qu'elle prend en flagrant délit de pédophilie, elle se retrouve en prison et lutte pour faire éclater la vérité. La fin la verra, blanchie, contrainte de quitter la ville.
Plusieurs choses gênent : connaissant Fuller, on est surpris par la faiblesse du rythme qui ne retrouvera jamais l'intensité de l'incipit ; le cinéaste contrairement à son habitude ne semble pas aller directement à l'essentiel ; surtout, on s'interroge sur la portée morale du film ; parfois mièvre, ce qui passe pour sa moralité rebute d'abord. On a ainsi affaire à un assemblage de parties inégales.
C'est qu'on voit trop le cinéma comme une scène de crime : quel est le mobile ? Ce que filme Fuller n'est rien qu'un mélodrame dont le fondement de l'esthétique est le sadisme, si l'on en croit Proust. Et il y a une réelle jouissance de spectateur devant ces personnages que la vie s'acharne à décevoir. Une prostitué en voie d'être sainte se retrouve en prison pour avoir tué l'homme qu'elle aimait, pédophile de surcroit quand il devait l'élever au-delà de ses plus grandes espérances. Il faut entendre le rire de Fuller pour comprendre qu'il n'y a pas de morale à son film. Pour autant celui-ci n'est pas silencieux.
En une algèbre pleine de ce noir humour, Fuller équilibre la rédemption de Kelly par la damnation de Grant en une impossible rencontre. Ce qui pousse Kelly au meurtre, ce n'est pas que Grant relèverait du mal, ce n'est pas un jugement moral. C'est la manière dont il confond dans sa justification sa perversion avec l'ancienne profession de Kelly. « Nous sommes tous les deux anormaux » clame-t-il. Cette remarque n'atteint pas Kelly à la surface de sa moralité mais la meurtrie au plus profond de sa chair. Et c'est là que la dénonciation de l'hypocrisie morale s'énonce le mieux.
En effet, la première partie peut manquer de rythme, mais « que serait le récit du bonheur ? Rien de ce qui le prépare, puis ce qui le détruit ne se raconte. » Or la pomme est ici dans le fruit et c'est dans le récit de ce bonheur que se dissimule le malheur. Il faut que nous nous fussions endormis pour être secoués. Ce que se refuse la littérature et Gide, Fuller (à la suite d'Hitchcock) au cinéma se le permet. La douceur un peu mièvre de ce passage se justifie par le contraste et possède une puissance dialectique particulièrement déstabilisante. L'intégration de Kelly dans la communauté se heurte à un obstacle : la prostitution est interdite dans la ville. Son premier client, Griff, le lui apprend qui est policier et qui vient de consommer. Il lui recommande une maison de plaisir dans la ville d'à-côté, située dans l'état voisin, où les notables frustrés de la ville s'en donnent à cœur joie. Choquée par l'hypocrisie, qui nous est révélée alors, elle décide de changer d'activité. Et c'est bien la morale qui devient problématique puisque de ce point de vue la prostitution étant une perversion, la confusion de Grant devient compréhensible, prostitution et pédophilie relevant du péché de chair et de la luxure : « nous sommes tous les deux anormaux. » La demande en mariage de Grant est significative à cet égard. Venue lui révéler le secret de son passé, Kelly s'attend à être rejetée. Or, ce qu'on comprend d'abord comme le triomphe moral de la rédemption cache en vérité une abjection. Grant ne consent pas à épouser Kelly malgré son passé, il lit dans la nature de Kelly, une même tache, qui lui confirme, comme une nécessité, qu'elle est la femme qu'il doit épouser. L'aveu de Kelly à Grant motive la demande quand nous imaginions tous qu'il l'eût empêchée. C'est ainsi que Grant se place sous la figure de Beethoven, célibataire malheureux, dont il possède une tête en bronze.
Il faut remarquer les présages funestes qui annoncent la noirceur du dénouement : le mannequin de bois qui porte la robe de mariée est celui qui porte le costume du fiancé de la logeuse qui n'est jamais revenu de la guerre. La logeuse ne s'est jamais mariée. Tous les enfants infirmes que soigne Kelly portent sur eux l'emprunte brisée du monde, faille dans le bonheur, source de pathétique. Et le rêve qu'elle leur raconte, les voyant tous marcher un jour, est le mensonge quotidien, le rêve d'impossible, le reflet de son propre mensonge, de ses propres illusions. Le film est plein, par-dessus l'évidence mièvre d'une poésie au premier degré, d'une autre poésie profonde, amère et sombre, charriant la brisure et la violence, l'irréconciliable et le morbide.
La scène de la révélation est une merveille de concision et dans la fuite de la petite fille par la porte de la maison de Grant, sautillant dans son innocence gardée (on apprendra ensuite que Kelly était arrivée à temps), sur la musique enregistrée des chants d'enfants, c'est le bonheur de Kelly qu'on voit s'échapper. Sa robe de mariée lancée sur Grant au moment où elle se jette sur lui pour le tuer, lui faisant ensuite comme un linceul dont le voile lui couvre le visage. L'explosion soudaine de violence, bouleversant le spectateur, dit tout à la fois, la haine de Kelly et son désarroi. En même temps qu'elle tue l'homme, elle anéantit son rêve qui lui apparaît alors comme tel.
Les personnages de Fuller sont de chair et en sont tributaires. Naked Kiss est l'expression qu'emploie Kelly pour qualifier le premier baiser échangé avec Grant. Celui qui aurait dû faire passer l'eau à la bouche à la puce à l'oreille, langage des chairs, puce qu'elle a préféré ignorer. C'est que tout le monde est dupe parce que personne ne veut voir.
Ce qui occupe Fuller c'est la dénonciation de l'idéalité. Le rêve n'existe pas et y croire c'est renoncer à regarder les choses en face. L'imagerie romantique des Goethe, Baudelaire, Beethoven, noyée dans une mièvrerie kitsch est évidemment visée. C'est ainsi que Fuller s'amuse. Il monte un univers qui possède les apparences du bien, du beau et se réjouit de les faire s'effondrer ensuite. Déplaçant la focalisation du propos pascalien, il affirme que le monde n'est ni celui des anges ni celui des bêtes et que vouloir les anges c'est oublier les bêtes.