Troisième film du cycle des Six contes moraux, Ma nuit chez Maud, se présente comme le parcours sentimental et moral d'un jeune ingénieur (Trintignant) à Clermont-Ferrand.
Le film ouvre sur la campagne auvergnate. Un homme la contemple depuis son balcon, contre-champ : l'homme vu depuis l'intérieur de sa maison, se retourne et entre. Nous entrons avec lui et le suivons ensuite dans sa voiture.
Rohmer sait où il situe son action, et son cinéma est chargé d'une emprunte sociologique. L'ingénieur vient d'être embauché chez Michelin et d'arriver dans le chef-lieu de l'Auvergne, ville de Pascal.
Pascal et Michelin donnent exemplairement le cinéma de Rohmer. Le premier situe l'enjeu moral et philosophique du film, le second illustre sa sociologie. Il se correspond des trajectoires. Et chez Rohmer, ce qu'il faut saisir ce sont les trajectoires. Un déterminisme social fait se croiser, se rencontrer des personnes, un milieu. La philosophie semble se jaillir de la terre, des paysages, être la résultante d'une histoire qui, pour qu'elle se dût savoir a priori, paraît émaner des conversations comme de l'église clermontoise. Ainsi le terreau sur lequel l'action du film se développe est-il nourrit de la querelle qui opposa les jésuites aux jansénistes au XVIIe siècle ; du républicanisme franc-maçon du Centre ; de dialectique marxiste (on est juste après 68). C'est au travers des mailles de ce réseau que se parcourent les rencontres, que se trace la trajectoire de cet ingénieur.

Or dire « la trajectoire », c'est encore ne pas percevoir l'intelligence du cinéaste ni son propos.

On a souvent décrié le maniérisme de langage, les dialogues verbeux de Rohmer, sans chercher à en découvrir la raison. Enfin, on aura noté toute la méticulosité mise en œuvre pour ancrer ses films dans une réalité, dans un cadre extrêmement précis et « réaliste », à quoi bon ces efforts s'ils sont ruinés par une distanciation outrancière vis-à-vis de la langue ? C'est que le langage chez Rohmer possède un statut particulier. Image et dialogue tracent deux lignes en parallèle et racontent deux choses. L'une dévoile les actes, l'autre énonce les intentions. Et les deux doivent nécessairement, pour être saisies à égalité, avoir même poids. Ainsi un mot n'est pas mis à la place d'un autre comme un geste n'est pas suppressible ou deux mouvements interchangeables. Et cette nécessité est mise en demeure d'être entendue. C'est ainsi que la diction a moins d'importance que la chose dite, qui elle n'est pas un discours non plus, mais la manière de dire : « voilà ce que je veux ». Et la séparation chez Rohmer de l'acte capté par la caméra et de la parole captée par le micro est exactement celle – non pas du corps et de l'âme – du désir et de la volonté. Et le personnage se voit ainsi affublé de deux possibles, contradictoires au besoin, deux trajectoires dont la résultante est celle qui aura été finalement suivie par le personnage.

Il n'y a pas de malhonnêteté chez les personnages de Rohmer, il y a des combats intérieurs qui ne sont saisis que de l'extérieur, leur refusant le tragique. C'est qu'il y a beaucoup du jeu pourtant. Mais un jeu où l'intelligence trace le sillon d'une limpidité où seuls se font prendre ceux qui le souhaitent.

Tout le jeu de Maud (Françoise Fabian) est d'attirer à elle Trintignant qui voudrait s'échapper. Et là c'est drôle, si vous voulez ! Trintignant se laisse entraîner à passer la nuit avec cette femme qu'il désire sûrement et se raccroche sans cesse à sa parole, à son texte pour s'éviter de céder, alors qu'il a consenti à rester. Pourquoi ? Les hypothèses demeurent ouvertes. Envie de s'éprouver dans la sincérité de la croyance en ses convictions, en sa foi ? Désir pour le désir, jouissance de l'excitation qui est le complexe masochiste du catholique ; s'aventurer sur la voie de la tentation pour se découvrir saint ?

Tout cela ne le mènera, en sortant de chez Maud, qu'à recroiser par hasard Françoise (Marie-Christine Barrault) avec laquelle il prend rendez-vous pour le lendemain et s'engagera.
Tout le film mène, à travers le parcours et les hésitations de l'ingénieur, une réflexion sur le statut du hasard (Pascal, mathématicien, est à l'origine du calcul des probabilités) et la manière dont celui-ci influe sur ce parcours. D'emblée, le premier fait du hasard du film : la rencontre fortuite de Trintignant avec un ancien camarade d'école, est analysée comme le croisement de deux trajectoires. La ligne qui part de cette rencontre va conduire l'ingénieur chez Maud, on peut l'appeler la ligne du hasard. Celle qui le mène à la messe tous les dimanches où il rencontre Françoise est la ligne de la volonté. Il n'est pas anodin que ce soit sur la ligne du hasard qu'il trouve le chemin de la tentation qui l'écarte de celui de la grâce qu'il recherche en tant que catholique.
Refusant catégoriquement tout jansénisme, le salut lui est une voie à tracer et il connaît toujours la redoutable possibilité de se perdre. Rohmer complique encore les choses pourtant. Il serait bien simple de se faire l'idée d'un monde où le hasard conduirait à la perdition. C'est par hasard, alors qu'il la voit passer en vélomoteur (trajectoire) devant le café où il se trouve, qu'il se rue vers Françoise et ose lui adresser la parole pour la première fois. C'est que le hasard n'est ni bon, ni mauvais en soi. Certains hasards se concilient avec ses convictions, d'autres s'y opposent. C'est la sélection des situations et des hasards qui détermine le salut.

Ainsi, quelques années plus tard, à la fin du film, Trintignant recroise Maud, par hasard, ils échangent quelques paroles et quelques sourires, elle n'a plus d'importance, il rejoint Françoise, devenue sa femme, et son fils, que l'on voit courir sur la plage, vers l'horizon. Les faits du hasard sont sans effet pour qui a trouvé sa voie et voit son salut devant lui.

Ainsi chemine le film, au détour d'une conversation, le hasard nous offre une digression sur le rapport entre pari de Pascal et dialectique marxiste, nous invite à un concert live du violoniste (connu en son temps) Léonide Kogan, et, de Pascal à Brunschvicg (Trintignant découvre chez Françoise le livre De la vraie et de la fausse Conversion, suivi de La querelle de l'athéisme), nous fait participer à une aventure philosophique qui autour du hasard, nous propose de chercher ce qu'est le parcours d'une vie entre désir et volonté, et ceci, avec beaucoup de légèreté, sans en avoir l'air.
Et il est amusant de voir que Brunschvicg, philosophe et commentateur – en particulier de Pascal –, a construit sa pensée à l'intersection des mathématiques, de la philosophie et de la biologie, Françoise étant biologiste quand Maud était médecin... C'est la subtilité de ce jeu de tiroirs sans fin qui séduit chez Rohmer, cette intelligence qui dissimule sa profondeur sous une fausse limpidité amusée.
reno
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le 9 janv. 2011

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