Clermont-Ferrand cinquante ans plus tard...

S'est posée à moi la question de la modernité de "Ma Nuit Chez Maud", cinquante ans après que Rohmer ait filmé Trintignant faisant des maths le soir après sa journée de travail chez Michelin à Clermont-Ferrand, et discutant de la pertinence de Pascal avec un ancien copain marxiste. Ou plutôt la question de la manière dont ce cinéma-là, filmant en noir & blanc des gens coincés entre une foi catholique, qui semble désormais désuète, et un désir "moderne" de sexe sans engagement peut parler à quelqu'un qui a à peine trente ans. Le film n'ennuie-t-il pas un peu, avec ce choix de montrer des sermons en intégralité, sermons évidemment beaucoup moins "intéressants" que l'explication des rapports entre le "Pari de Pascal" et les concepts mathématiques de l'espérance de gain et du produit de l'infini par le proche de zéro ?


Mais je me suis rendu compte que ce qui désoriente le plus le spectateur non rompu au cinéma de Rohmer, c'est avant tout le refus radical de toute véracité psychologique, ou plutôt de toute interprétation psychologique, qui plus est accentué par l'extrême neutralité d'une réalisation qui refuse les "coups de force", mais impose des ellipses narratives et temporelles déstabilisantes. On est loin, très loin, des codes du cinéma contemporain, ou spectaculaire et sur-interprétation se livrent un combat épuisant, et bien des jeunes cinéphiles risquent de trouver "Ma Nuit chez Maud" ennuyeux (ou ennuyant, comme on dit de nos jours…).


J'ai alors risqué pour expliquer ce que Rohmer voulait décrire, un parallèle un peu osé avec le travail de Von Trier : j'ai expliqué que les "Contes Moraux" - titre facétieux et ironique - pouvaient être vus comme une déclaration similairement cruelle de l'infinie vacuité humaine, se gargarisant de concepts, d'idéologie et de religion, pour envoyer tout cela "paître" à la moindre occasion de tirer un coup. Menteur, jouisseur, hypocrite, fianlement bien répugnant, l'ingénieur remarquablement interprété par Trintignant ne déparerait pas au milieu de la galerie des monstres de Von Trier, et le regarder pendant tout un film suffit sans doute à mépriser l'humanité toute entière.


Après, la différence entre Rohmer et Von Trier, c'est que le grand Eric aime les femmes, et que, même si elles sont toutes autant condamnables "moralement" que leur amants et maris, au moins elles sont sexy, lucides et émouvantes. Elles sont la BONNE moitié de l'humanité, celle qui vaut la peine d'être sauvée.


Lorsque s'est terminée "Ma Nuit chez Maud", encore une fois avec une légèreté frôlant le cynisme - puisque la révélation fracassante sur le passé de sa femme est reçue par notre ingénieur comme une information de plus, qui ne vaut pas la peine d'aller gâcher une belle après-midi sur la plage -, je me suis dit que Rohmer avait bien fait de passer aux "Contes et Proverbes" pour aller coller de plus près aux filles : je sais bien que j'aurai moins de mal à expliquer le charme de "Les Nuits de la Pleine Lune" ou de "Pauline à la Plage" aux jeunes d'aujourd'hui...


[Critique écrite en 2019]




Peut-on filmer le discours philosophique ? Oui, ou en tout cas Rohmer le peut, et sans nous ennuyer un instant, et c'est bien là une autre preuve de son immense génie que cet incontournable, ce célébrissime "Conte Moral" (sans aucune morale, bien entendu, comme d'habitude) qu'est "Ma Nuit Chez Maud". Mais bien entendu, rien n'est aussi simple, car l'austère philosophie pascalienne, qu'il réfute d'ailleurs largement, n'intéresse pas tant Rohmer que l'interaction des idées et des principes, quels qu'ils soient (jansénisme, foi, athéisme, marxisme) sur les vies humaines, alors que celles-ci sont avant tout soumises au hasard (léger, mais cruel) et à leurs pulsions (amoureuses, forcément, Rohmer reste Rohmer…). Le film, somptueux formellement, vibre continuellement d'une émotion subtile, mais parfois bouleversante, portée par l'interprétation remarquable de Trintignant (faux ascète, vrai jouisseur) et de Françoise Fabian, tout en sensualité triste, irrésistible. Touché par la grâce qui naît du hasard suspendu, de ce miracle de la vie qui donne raison à ceux qui ont une idée fixe, "Ma Nuit chez Maud" est la preuve parfaite que la rigueur intellectuelle et la sobriété formelle n'empêchent ni la sensualité ni l'émotion.


[Critique écrite en 1999 et 2010, retouchée en 2016]

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le 19 févr. 2016

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Eric BBYoda

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