Comme sa lenteur aberrante et sa solennité débile l'indiquent, Policier adjectif est un film sérieux, fabriqué pour être réfléchi collectivement et tâchant de ne pas trop imposer de vision ou d'opinion. Avec cet opus studieux, Corneliu Porumboiu attrape le train de la Nouvelle vague roumaine et trouve sa petite place à l'ombre de Mungiu et de Nemescu. Policier adjectif prend en effet les apparences du demi polar et du drame mollasson pour renvoyer à des sujets socio-politiques et dresser son petit état des lieux entre anthropologie positiviste scrupuleuse et envolées philosophiques pour attardés ouverts d'esprit appréciant les explications de texte, quitte à épurer le texte au maximum.
Le film est centré sur un jeune flic et son cas de conscience (il a fermé les yeux face à un jeune fumeur de joints, estimant que cette infraction ne méritait pas la peine qui l'attendait au poste). Porumboiu fait suivre ce monsieur loyal penaud. Ses filatures, ses attentes, ses quelques échanges, ses comptes-rendus : tout est là en complet. Les séquences dialoguées sont rares ; d'actions (soit dotées de mouvements dignes de ce nom) aussi. Les séquences les plus franchement orientées se déroulent chez Cristi : on le trouve notamment en train de piacher sa soupe d'un air bovin. Non content d'avoir posée son anecdote, Porumboiu ressert cette séquence peu après, sous un angle différent et avec des nuances dans les ingrédients.
En effet Cristi est maintenant absorbé par sa bouffe et sa bière, toujours seul à table, pendant qu'une musique tourne pour le plaisir d'Anca, sa femme ou amante. Afin d’anoblir sa tendresse pour une misérable chanson de variété, Anca va présenter à Cristi et au spectateur le concept de l'anaphore ; son autre intervention sera également un petit court de linguistique censé éclairer les lanternes de son Cristi. En effet, Anca est une gentille jeune femme instruite maquée avec un brave bourrin : est-ce un acte de charité, est-ce le signe de son échec socio-professionnel ou un retour à l'élémentaire, en l'occurrence au manque de charme de cette douce âme véritablement éveillée ? On ne le saura pas, car nous voilà déjà partis bien loin ; or ici il n'y a de place ni pour les préjugés, ni pour les spéculations, ni pour les projections ! Il y a la place pour Thèse-Antithèse-Synthèse !
Au fond la démarche de Porumboiu, si assommante soit-elle, mérite plutôt d'inspirer la bienveillance a-priori. Il faut apporter sinon du sens par ricochets, au moins du témoignage de substitution. Bannir tout mensonge, montrer du vrai pur et dur, aligner les faits auprès d'un ou de personnages, sans être floué par l'empathie : c'est du travail de fonctionnaire intègre. C'est pour cela qu'on l'endure éventuellement, dans l'ensemble. Et puis la séance s'enfonce dans la bêtise scolaire, irrévocablement, malgré un certain humour pour soulager. La toute dernière partie est ahurissante. Soudain toutes les cartes sont mises sur table et cette franchise a le mérite de rendre inopérantes les interprétations du vide, puisque lui-même se définit et se justifie.
Cristi se retrouve alors convoqué par un supérieur, pendant qu'un collègue tient la chandelle. Le supérieur réalise une démonstration efficace dans son niveau de réalité, en invitant sa jeune recrue à lire la définition de « conscience » dans le dictionnaire, puisque monsieur Cristi a fait en douce une objection en son nom. La brave asperge à bouffées morales de toute fraîcheur s'applique : elle lit promptement et bêtement. Réalisme oblige, Porumboiu nous donne l'intégrale, car l'exhaustivité est la pureté, c'est la marque de son idéal, sa conception du 'juste' et du 'bien'. Ce Policier adjectif est taillé pour les pédagogues ramollis (cœur de cible : le prof d'éducation civique, philosophe sous codéine à ses heures), pour lesquels l'instruction académique est l'alpha et l'oméga pour sortir de la brume mentale et sociale.
On croit l'aberration achevée : quelle inconséquence ! Cristi doit alors poursuivre en lisant les définitions de « morale », de « loi » et de « policier ». Que veut nous dire le film ? Que ces mots reflètent des catégories, sont des adjectifs ; et notre héros, lui, n'est pas un policier : c'est un homme qui a sa conscience et a fait le policier. Et maintenant il n'est plus certain que cet adjectif soit cohérent avec Cristi. Mais policier n'est pas un qualificatif, pas l'essence d'une personne, c'est une fonction. C'est cela un 'adjectif' comme l'entend le titre. Alors monsieur Cristi pourra continuer à être dans la police en sachant qu'il fait respecter la loi, impersonnelle, celle de la constitution. Le cas échéant, il pourra s'en aller sous d'autres cimes, vivre en lui-même sa propre loi, satisfaire sa conscience.
Le film souligne alors l'impuissance de l'individu et fait de la sécheresse du climat social roumain le principe inhibiteur de tout élan réformateur. En d'autres termes, Policier adjectif fait le constat de la difficulté de 'remuer' la société hors des phases révolutionnaires ; et applique ce constat au cas particulier de la Roumanie d'aujourd'hui, celle décrite dans le film (bien qu'il ne renseigne en rien sur ses spécificités, son actualité, ses enjeux ou même sa culture). C'est que la révolution se fait à l'envie dans le reste du monde.. La thèse est donc plus ambitieuse que les apparences ne l'avouent ! Donc, tout ce déballage assommant, qui n'aura finalement pris de l'ampleur que pour aboutir à un petit exposé de collégien sentencieux, avant de se rétamer avec une grandiloquence falote, feintait la distanciation ? Où par ailleurs le cinéaste, les scénaristes, les auteurs en général, ne produisent quasiment rien, en terme de dialectique comme d'analyse, tout en pointant là le curseur. Sacré morceau effectivement.
https://zogarok.wordpress.com/2016/02/19/policier-adjectif/