Au milieu des mouvements frénétiques des rues de Mexico City, un homme se différencie par son immobilité. Comme observé depuis la vitrine d’un magasin alentour, il émerge de cette foule anonyme par sa cruelle banalité. Esseulé, il laisse progressivement monter en lui une douleur sourde qui explose en sanglots. Alors que le masque machiste qu’il arbore au quotidien vient de se fissurer, il se révèle aux yeux du spectateur·trice·s dans sa plus pure vulnérabilité. Il s’agit de Lalo (Lalo Santos), un trentenaire, dont l’identité évolue au gré de ses activités. Le jour, il se présente comme un ouvrier hétérosexuel plaisantant avec ses collègues de la prison qu’est le mariage hétérosexuel. La nuit, il trouve des partenaires d’un soir dans les lieux de drague de la capitale mexicaine. Comme lors de la séquence d’ouverture susmentionnée, Manuel Abramovich expose son protagoniste, par des plans larges, dans un espace public banalisé par une vision hétéronormée. Dans Pornomelancolia, la communauté homosexuelle mexicaine s’intègre clandestinement au réel : ses membres se reconnaissant, au détour d’un clin d’œil furtif dans un parc sportif, pour quelques gémissements étouffés aux confins d’une ruelle.
En parallèle, le cinéaste argentin invoque une contre-culture homosexuelle qui fleurit à l’ère numérique. En offrant anonymat (sécuritaire) et liberté (sexuelle), la virtualité devient un territoire d’exploration et d’expérimentation de fantasmes multiples. Sex-influenceur autant pour Manuel Abramovich que dans la vraie vie, Lalo Santos construit via les réseaux sociaux une version fantasmée de lui-même et de sa vie. Ce fantasme se construit suivant les mêmes stéréotypes sexuels (la consigne récurrente d’avoir un « air bien macho ») et raciaux (le costume folklorique, « Mexican style for money » comme il le qualifie dans un tweet, lors d’une séance photo pour le marché international) que ceux qui gangrènent la société. Durant le tournage du réel biopic porno (Pornozapata) dans lequel Lalo interprète le révolutionnaire mexicain Emiliano Zapata, le fantasme machiste dépasse la sphère sexuelle pour s’accompagner d’une réappropriation politique d’une forme de domination gravée dans l’histoire. Comme lors de la scène de Pornozapata dans laquelle Zapata fait l’amour à son double chimérique – que le cinéaste emprunte au dernier film de Luis Buñuel, Cet obscur objet du désir [1977], où deux actrices (Ángela Molina et Carole Bouquet) interprètent la même femme –, ce désir sexuel figé se réduit à dominer, jusque dans la chair, son propre pouvoir de domination.
Si la pornographie orchestre cet imaginaire – aussi cathartique que problématique – reposant principalement sur « un bon éclairage », Pornomelancolia privilégie une chronique, hors champ, de la mélancolie qui ne quitte jamais vraiment les protagonistes. Si chacun compose son identité pornographique sur les caractéristiques de son corps, la caméra de Manuel Abramovich s’arrête sur des visages éreintés par l’insignifiance du quotidien. De l’usine à l’industrie pornographique, le corps reste un produit essoré par un capitalisme prédateur. Derrière la performance, la solitude persiste. La célébrité acquise par Lalo se résume à l’envoi mécanique d’un emoji diable à tou·t·es ses followers qui le contactent. La beauté de Pornomelancolia réside alors dans la camaraderie éphémère qui naît, dans l’entour des tournages, entre ses hommes abandonnés à leur propre aliénation. Ils forment une communauté unie par cette pornomélancolie qui les consume. Entre deux coïts pour la caméra, l’un raconte le deuil de son père, l’autre témoignage de son rapport à la séropositivité. Leurs fantasmes se défont progressivement de leur enveloppe corporelle pour se réduire à imaginer, dans un jacuzzi avec un autre sex-influenceur à la suite de l’enregistrement d’un contenu pornographique, qu’un follower commencera une discussion privée en demandant comment ils vont.