Powaqqatsi : une entité, un mode de vie, qui consume la force vitale d'autres êtres afin de poursuivre sa propre vie.
... Nous.
Godfrey Reggio m'a vraiment, vraiment pourri ma soirée, et ce à 26 ans d'écart, comme quoi la dépression c'est comme l'amour, ça transcende l'espace et le temps. Je sors tout juste du film alors je vais avoir l'air un peu énervé, vous m'excuserez, mais en même temps si vous aviez mieux trié vos déchets depuis 30 ans, on en serait pas là. Hein.
Je ne sais même pas par quoi commencer, à certains moments du film j'avais peur que mon ordi explose parce que les images contenaient bien trop d'humanité pour pouvoir tenir sur son simple écran. Il a réussi à montrer tout l'amour et toute la haine dont l'humain peut faire preuve envers lui-même, envers les autres, envers Dieu, envers la nature. Bravo, et merci, enfin je crois, j'avais besoin d'une petite piqûre de rappel, je commençais à devenir trop superficiel et heureux, mais non, la planète Terre meurt et nous avec, maintenant j'ai envie de tout quitter et d'aller essayer d'arranger tout ça. Vraiment, j'en suis à me questionner sur mon avenir : je veux travailler dans la télévision, vous imaginez à quel point ça me semble tout à coup ridicule, futile et honteux, vu le nombre d'inégalités déjà présentes dans le monde il y a 26 ans ?
Powaqqatsi est une découverte qui devient de plus en plus noire à chaque nouveau plan, une descente aux enfers qui finit en ayant perdu tout espoir, alors qu'elle semblait si bien commencer. Des femmes et des hommes dansent, fêtent, jouent, marchent en paix, vivent tout simplement, et très simplement. Et puis, la technologie, la mondialisation, le 21ème siècle, vous appelez ça comme vous voulez, arrive d'un coup. Sans prévenir, sans donner le temps de s'y faire, car le progrès ne s'arrête jamais. Et il faut donc apprendre à s'adapter en permanence, sans plus jamais retrouver sa zone de confort.
Alors on suit des humains, beaucoup d'humains, qui essaient de vivre sans jamais vraiment y arriver. Ils ne marchent plus, ils courent dans la poussière. Ils ne dansent plus, ils sont devenus des soldats mécaniques. Ils ne jouent plus, ils attendent la fin.
Et c'est ça qui m'a le plus touché dans Powaqqatsi. Au-delà des plans absolument parfaits dans leur composition et dans le sens surpuissant auquel ils renvoient, j'ai particulièrement apprécié (ou plutôt vraiment détesté) tous les visages que l'on observe, et qui nous observent. Reggio a bien compris que le reflet de l'âme ne se situait pas dans les pieds, et il nous assomme avec des coups d’œil qui veulent tous dire la même chose. Et paradoxalement on entend, dans ce flot musical hypnotique et interminable, leurs paroles : ces "on fait avec", "de toute façon qu'est-ce qu'on peut bien y faire" et autre "je n'en peux plus mais si je m'arrête une seule seconde, je meurs".
Oui, je crois qu'en 1988 comme en 2014, l'humanité n'en peut plus, mais si elle s'arrête une seule seconde, elle meurt. Je m'en veux de me trouver tout à coup des airs de bobo, à vouloir refaire le monde tout en étant bien au chaud sous ma couette. J'ai trouvé belle la simplicité de la pauvreté, j'ai préféré voir une centaine d'indiens se laver dans un fleuve plutôt que des jeunes travailleurs stressés traverser les rues. Et j'ai été bouleversé par ces nouveaux écoliers qui s'enferment dans un système formaté, supprimant leur personnalité pour la remplacer par des jolis uniformes (l'école c'est pas bien, quel rebelle je fais). C'est comme si nos vies, qui dépendaient de nos rapports sociaux, de notre folklore, de nos valeurs fondamentales, dépendaient maintenant d'une seule chose : le travail. Car si l'on ne travaille pas assez, si l'on ne traverse pas la rue de ce pas rapide, on meurt sûrement, perdu en route par l'avancée infinie de la technologie qui ne nous attendra pas, elle, pour continuer la course.
L'impuissance de ces milliards d'habitants qui ont vu arriver un train immense sur eux, sans crier gare. De cette petite fille sur sa charrette qui frappe son âne à s'en arracher le bras, les larmes aux yeux. De ce juif qui n'a plus d'autre espoir, face au Mur des Lamentations, qui ne sait tout simplement plus quoi faire, même face à Dieu. De ce garçon qui marchait en paix, comme avant, jusqu'à ce qu'un camion aux pneus plus hauts que lui ne le fasse disparaître dans la poussière. Il n'avançait pas assez vite, vous comprenez.
Et puis cette impression que tout ça ne sert à rien. Finalement, passée la séquence sur les fêtes de village, plus personne ne sourira. Plus personne ne sera heureux. Powaqqatsi : une entité, un mode de vie, qui consume la force vitale d'autres êtres afin de poursuivre sa propre vie... Jusqu'à quand ?
Il y avait vraiment énormément d'humanité dans ce film. J'en ai absorbé un morceau, infime, une graine semée dans mon inconscient, qui ressortira peut-être dans 10 ou 15 ans. Mais en attendant, ce qui est le plus triste dans Powaqqatsi, c'est que je vais écouter encore deux ou trois chansons de Philip Glass sur Spotify, me coucher en laissant le chauffage bien à fond parce qu'on est en novembre quand même, et puis me lever demain comme si de rien n'était, m'habiller sans même m'apercevoir que tous mes vêtements sont made in China.
Mais je le vivrai bien, hein. Quelle soirée de merde.